Les voyageurs du XIXe siècle. Jules Verne

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Les voyageurs du XIXe siècle - Jules Verne

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admis en la présence du cheik El-Khanemi. Ce personnage paraissait âgé de quarante-cinq ans. Sa physionomie prévenait en sa faveur; elle était riante, spirituelle et bienveillante.

      Les Anglais lui remirent les lettres du pacha. Lorsque le cheik en eut terminé la lecture, il demanda à Denham ce que lui et ses compagnons venaient faire dans le Bornou.

      «Uniquement voir le pays, répondit Denham, et nous renseigner sur ses habitants, sa nature et ses productions.

      —Soyez les bien-venus, répliqua le cheik. Vous montrer chaque chose sera un plaisir pour moi. J'ai ordonné que l'on construisît des cases pour vous dans la ville; allez les voir avec un de mes gens, et s'il y a quelque chose de défectueux ne craignez pas de le dire.»

      Les voyageurs reçurent bientôt l'autorisation d'emporter les dépouilles des animaux et des oiseaux qui leur paraîtraient intéressants et de prendre des notes sur tout ce qu'ils pourraient observer. C'est ainsi qu'ils recueillirent quantité de renseignements sur les villes voisines de Kouka.

      Kouka, alors capitale du Bornou, possédait un marché où se vendaient des esclaves, des moutons, des bouvards, du froment, du riz, des arachides, des haricots, de l'indigo et bien d'autres productions de la contrée. Une grande animation ne cessait de régner dans les rues de cette ville, qui ne comptait pas moins de quinze mille habitants.

      Angornou était aussi une grande cité murée, qui ne renfermait pas moins de trente mille âmes. C'était l'ancienne capitale du pays. Son marché était très important. On y avait vu jusqu'à cent mille individus s'y disputer à prix d'argent le poisson, la volaille et la viande, qu'on y vend crus ou cuits, le laiton, le cuivre, l'ambre et le corail. La toile de lin était à si bas prix dans ce district que la plupart des hommes avaient une chemise et un pantalon. Aussi, les mendiants ont-ils une singulière manière d'exciter la compassion: ils se placent aux entrées du marché, et, tenant à la main les lambeaux d'un vieux pantalon, ils prennent un air piteux et disent aux passants: «Voyez, je n'ai pas de culottes.» La nouveauté du procédé, la demande de ce vêtement plus nécessaire à leurs yeux que la nourriture, fit rire aux éclats le voyageur, lorsqu'il en fut pour la première fois témoin.

      Jusqu'alors, les Anglais n'avaient eu affaire qu'au cheik, qui, se contentant d'un pouvoir effectif, abandonnait la puissance nominale au sultan. Singulier personnage que ce souverain, qui ne se laissait voir, comme un animal curieux et malfaisant, qu'à travers les barreaux d'une cage de roseaux, près de la porte de son jardin! Modes bizarres que celles qui régnaient à cette cour, où tout élégant devait avoir un gros ventre et se donner par des moyens factices une obésité qu'on considère généralement comme très gênante!

      Certains raffinés, lorsqu'ils étaient à cheval, avaient même un ventre si rembourré et si proéminent qu'il semblait pendre par-dessus le pommeau de la selle. Avec cela, l'élégance exigeait qu'on eût un turban d'une envergure et d'un poids tels, qu'ils forçaient souvent ceux qui les portaient à pencher la tête de côté.

      Ces fantaisies baroques rappelaient à s'y méprendre celles des Turcs de bal masqué. Aussi, les voyageurs eurent-ils grand peine à conserver leur gravité en face de ces grotesques.

      Mais, à côté de ces réceptions solennellement amusantes, que d'observations nouvelles, que de renseignements intéressants à recueillir, que de «desiderata» à combler!

      Denham aurait voulu s'enfoncer tout de suite dans le sud. Or, le cheik se refusait à compromettre la sécurité des voyageurs que le bey de Tripoli lui avait confiés. Depuis qu'ils étaient entrés dans le territoire du Bornou, la responsabilité de Bou-Khaloum ayant pris fin, celle du cheik était engagée.

      Si vives, cependant, furent les instances de Denham, qu'il obtint d'El-Khanemi l'autorisation d'accompagner Bou-Khaloum dans une «ghrazzie» ou razzia qu'il méditait sur les Kaffirs ou infidèles.

      L'armée du cheik et la troupe des Arabes traversèrent tour à tour Yeddie, grande ville murée à vingt milles d'Angornou, Affagay, et plusieurs autres cités, bâties sur un sol d'alluvion, qui présente un aspect argileux de couleur foncée.

      A Delow, les Arabes pénétrèrent dans le Mandara, dont le sultan vint au devant d'eux, à la tête de cinq cents cavaliers.

      «Mohammed-Becker était de petite taille, dit Denham, et âgé d'environ cinquante ans; sa barbe était teinte en bleu céleste de la plus belle nuance.»

      Les présentations se firent, et le sultan, ayant regardé le major Denham, demanda aussitôt qui il était, d'où il venait, ce qu'il voulait, enfin s'il était musulman. A la réponse embarrassée de Bou-Khaloum, le sultan détourna les yeux en disant: «Le pacha a donc des Kaffirs pour amis?»

      Cet incident produisit une très mauvaise impression, et Denham ne fut plus admis désormais à paraître devant le sultan.

      Les ennemis du pacha du Bornou et du sultan de Mandara portaient le nom de Felatahs. Leurs tribus immenses s'étendaient jusque bien au delà de Tembouctou. Ce sont de beaux hommes, dont la couleur rappelle le bronze foncé, ce qui les distingue nettement des nègres et en fait une race à part. Ils professent l'islamisme et se mêlent rarement avec les noirs. Au reste, il y aura lieu de revenir un peu plus tard sur les Felatahs, Foulahs, Peuls ou Fans, comme on les appelle dans tout le Soudan.

      Au sud de la ville de Mora, s'élève une chaîne de montagnes dont les plus hauts sommets ne dépassent pas deux mille cinq cents pieds, et qui s'étend, au dire des indigènes, sur un parcours de plus de deux mois de route.

      La description que Denham fait de ce pays est assez curieuse pour que nous en reproduisions les traits saillants.

      «De tous côtés, dit-il, notre vue était bornée par la chaîne de montagnes dont on ne découvrait pas la fin. Quoique, pour les dimensions gigantesques et l'âpre magnificence, elles ne puissent être comparées ni aux Alpes, ni aux Apennins, ni au Jura, ni même à la Sierra-Morena, toutefois elles les égalaient sous le rapport pittoresque. Les pics de Valmy Savah, Djogghiday Vayah, Moyoung et Memay, dont les flancs pierreux étaient couverts de groupes de villages, s'élançaient à l'est et à l'ouest; Horza, qui l'emportait sur tous les autres en élévation et en beauté, se montrait devant nous dans le sud avec ses ravins et ses précipices.»

      Derkolla, l'une des principales villes des Felatahs, fut réduite en cendres par les envahisseurs. Ceux-ci ne tardèrent pas à prendre position devant Mosfeia, dont la situation était très forte, et qui était défendue par des palissades garnies de nombreux archers. Le voyageur anglais dut assister à cette action. Le premier choc des Arabes fut irrésistible. Les détonations des armes à feu, la réputation de vaillance et de cruauté de Bou-Khaloum et de ses acolytes, jetèrent un moment de panique chez les Felatahs. Assurément, si les Mandarans et les Bornouens eussent alors donné avec vigueur l'assaut à la colline, on avait ville gagnée.

      Mais les assiégés, remarquant l'hésitation de leurs adversaires, prirent à leur tour l'offensive et rapprochèrent leurs archers, dont les flèches empoisonnées ne tardèrent pas à faire de nombreuses victimes parmi les Arabes. C'est à ce moment que les contingents du Bornou et du Mandara lâchèrent pied.

      Barca Gama, le général qui commandait le premier, avait eu trois chevaux tués sous lui. Bou-Khaloum était blessé ainsi que son cheval; celui de Denham l'était également; lui-même avait eu le visage effleuré d'une flèche, et deux autres étaient fichées dans son burnous.

      La retraite dégénère bientôt en une fuite désordonnée. Le cheval de Denham tombe, et le cavalier se relève à peine qu'il est entouré de Felatahs. Deux s'enfuient

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