Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 14
Quand nous rentrâmes à la maison, sa mère était déjà arrivée, ainsi que les hôtes que nous n’avions pu nous dispenser d’inviter, et je ne me retrouvai plus seule avec lui jusqu’au moment où, sortant de l’église, nous montâmes en voiture pour aller à Nikolski.
L’église était presque vide, et, d’un coup d’œil, j’aperçus sa mère qui se tenait debout sur un tapis, près du chœur, Macha, coiffée de son bonnet à rubans lilas et les joues couvertes de larmes, et deux ou trois droroviés qui me regardaient avec curiosité. J’écoutais les prières, je les répétais, mais sans qu’elles retentissent dans mon âme. Je ne pouvais prier moi-même et je regardais stupidement les images, les cierges, la croix brodée sur la chasuble dont le prêtre était revêtu, l’iconostase, les fenêtres de l’église, et à tout cela je ne comprenais rien. Je sentais seulement qu’il s’accomplissait à mon égard quelque chose d’extraordinaire. Quand le prêtre se retourna vers nous avec la croix, qu’il nous félicita et dit qu’il m’avait baptisée et que Dieu lui avait permis aussi de me marier; quand Macha et la mère de Serge nous eurent embrassés; quand j’entendis la voix de Grégoire appelant la voiture, je m’étonnai et m’effrayai de la pensée que tout était fini, sans que rien d’extraordinaire ni de correspondant au sacrement qui venait de s’accomplir sur moi ne se fît jour à travers mon âme. Nous nous embrassâmes tous deux, et ce baiser me parut si bizarre, si étranger à notre sentiment intime, que je ne pus m’empêcher de penser: « Ce n’est que cela? » Nous nous rendîmes sur le parvis, le bruit des roues retentit fortement sous la voûte de l’église; un air frais embauma mon visage, tandis que lui, le chapeau sous le bras, m’aidait à m’asseoir dans la voiture. Par les glaces, j’aperçus la lune rayonnant dans son orbite des soirées glaciales. Il s’assit auprès de moi et referma sur lui la portière. Quelque chose en ce moment me perça le cœur, comme si l’assurance avec laquelle il le faisait m’eût blessée. Les roues heurtèrent une pierre, puis elles s’engagèrent sur un chemin plus mou, et nous partîmes. Pelotonnée dans un coin de la voiture, je contemplais au loin par la portière les champs inondés de lumière et la route qui semblait fuir. Et sans le regarder, je sentais néanmoins qu’il était là tout contre moi. « Voilà donc tout ce que n’apporte cette première minute dont j’attendais tant de choses? Pensai-je, et j’éprouvai tout à la fois une humiliation et une offense de me trouver assise ainsi seule avec lui et si près de lui. Je me retournai de son côté avec l’intention de lui dire n’importe quoi. Mais aucune parole ne sortit de mes lèvres; on eût dit qu’il n’y avait plus en moi trace de mon ancienne tendresse et que cette impression d’offense et d’effroi l’avait toute remplacée.
— Jusqu’à cet instant je n’osais toujours pas croire que cela pouvait être, répondit-il doucement à mon regard.
— Et moi, j’ai peur, je ne sais pourquoi.
— Peur de moi, Katia? Me dit-il en prenant ma main et en inclinant sa tête sur elle.
Ma main reposait sans vie sur la sienne et mon cœur glacé cessait douloureusement de battre.
— Oui, murmurai-je.
Mais, à ce moment même, mon cœur, tout à coup, se mit abattre plus fort, ma main trembla et saisit la sienne, la chaleur me revint; mes regards, dans la demi-obscurité, cherchèrent ses regards, et je sentis soudain que je n’avais plus peur de lui; que cet effroi, ç’avait été de l’amour tout nouveau, encore plus tendre et plus puissant qui auparavant. Je sentis que j’étais tout entière à lui et que j’étais heureuse d’être en sa puissance.
VI
Les jours, les semaines, deux mois entiers de vie solitaire à la campagne passèrent inaperçus, nous sembla-t-il; mais il eût suffi des sensations, des émotions et du bonheur de ces deux mois pour remplir toute une vie. Mes rêves et les siens touchant la manière d’organiser notre existence ne se réalisèrent pas tout à fait tels que nous nous y étions attendus. Mais pourtant la réalité n’était pas au-dessous de nos rêves. Ce n’était point cette vie de travail strict, remplie de devoirs, d’abnégation et de sacrifices, que je m’étais imaginée quand j’étais fiancée; c’était au contraire le sentiment absorbant et égoïste de l’amour, les joies sans motif comme sans fin, et l’oubli de toutes choses au monde. Il allait quelquefois, à la vérité, se livrer, dans son cabinet, à une occupation ou à une autre; il se rendait quelquefois à la ville pour ses affaires et surveillait le ménage agricole; mais je voyais avec quelle peine il s’arrachait loin de moi. Et il avouait ensuite lui-même que là où je n’étais point, tout lui paraissait tellement dénué d’intérêt en ce monde, qu’il s’étonnait d’avoir pu s’en occuper. Il en était précisément de même de mon côté. Je lisais, je m’occupais, et de musique et de maman et des écoles; mais tout cela, je ne le faisais que parce que chacun de ces emplois, de mon temps se reliait encore à lui et obtenait son approbation, et des que sa pensée ne se trouvait pas associée d’une manière ou d’une autre à une affaire, quelle qu’elle fut, les bras me tombaient. Lui seul existait pour moi dans l’univers et je le comptais pour l’être le plus beau, le plus pur qu’il y eût dans cet univers; aussi ne pouvais-je vivre pour rien autre chose que pour lui, et pour demeurer à ses yeux ce qu’il m’estimait lui-même. Car, lui aussi, il m’estimait la première et la plus séduisante femme qui existât, douée de toutes les perfections possibles; et je m’efforçais d’être pour lui cette première et cette meilleure créature du monde entier.
Notre maison était une de ces vieilles demeures de campagne où, s’estimant et s’aimant les unes les autres, s’étaient succédé plusieurs générations d’ancêtres. Tout y respirait les bons et purs souvenirs de famille qui, dès que j’eus seulement mis le pied dans la maison, devinrent aussitôt comme mes propres souvenirs. L’arrangement et l’ordre du logis étaient disposés à l’ancienne mode par Tatiana Semenovna. On ne peut pas dire que tout fût beau, élégant; mais depuis le service jusqu’au mobilier et aux mets, dans tout il y avait grande abondance, tout était propre, solide, régulier et inspirait une sorte de respect. Dans le salon, les meubles étaient rangés symétriquement, les murailles revêtues de portraits, et le parquet couvert d’anciens tapis de famille et de paysages en toile. Au petit salon, il y avait un vieux piano à queue, deux chiffonniers de formes différentes, un divan et des tables ornées d’incrustations de cuivre. Mon cabinet, décoré par les soins de Tatiana Semenovna, renfermait les plus beaux meubles d’époques et de façons diverses, et entre autres un vieux trumeau de porte, que dans le commencement je n’osais regarder que d’un œil timide et qui dans la suite me devint cher comme un ancien ami. On n’entendait jamais la voix de Tatiana Semenovna, mais tout dans la maison marchait avec la régularité d’une horloge montée, quoiqu’il s’y trouvât beaucoup plus de monde que de besoin. Mais tous ces domestiques, portant des chaussures molles et sans talon (car Tatiana Semenovna prétendait que le cri des semelles et le trépignement des talons était une des choses du monde les plus désagréables), tous ces domestiques paraissaient fiers de leur condition, tremblaient devant la vieille dame, nous témoignaient, à mon mari et à moi, une bienveillance toute protectrice, et semblaient accomplir chacun son devoir avec une satisfaction particulière. Tous les samedis, régulièrement, on lavait les planchers et on battait les tapis; chaque premier du mois on chantait un Te Deum avec l’eau bénite; a chaque jour de fête de Tatiana Semenovna ou de son fils (et au mien, ce qui eut lieu cet automne pour la première fois), on donnait un banquet pour tout le voisinage. Et tout cela s’accomplissait invariablement comme aux temps, les plus anciens dont se souvînt Tatiana Semenovna.
Mon mari ne se mêlait en rien du gouvernement de la maison, se bornant à s’occuper du ménage des champs ainsi que des paysans, et s’en occupant