Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 21
De scènes et d’altercations entre nous, il n’était jamais question. Je m’efforçais à le satisfaire, il accomplissait tous mes désirs, et l’on eût dit que nous nous aimions toujours l’un l’autre.
Quand nous restions seuls, ce qui d’ailleurs ne nous arrivait pas souvent, je n’éprouvais auprès de lui ni joie, ni agitation, ni embarras, tout comme si je m’étais trouvée seule avec moi-même. Je savais très-bien que celui qui était la n’était pas le premier venu, quelqu’un d’inconnu, mais bien au contraire un très-excellent homme, enfin mon mari, que je connaissais aussi bien que moi-même. J’étais persuadée de savoir à l’avance tout ce qu’il ferait, ce qu’il dirait, toute sa manière de voir, et quand il faisait ou pensait autrement que je ne m’y fusse attendue, je trouvais tout simplement qu’il s’était trompé; aussi n’attendais-je précisément rien de sa part. En un mot, c’était mon mari, et rien de plus. Il me semblait que les choses étaient telles et devaient être telles, qu’il ne pouvait exister et que même il n’avait jamais existé d’autres rapports entre nous. Quand il s’absentait, surtout dans les premiers temps, j’éprouvais pourtant un terrible isolement, et c’était loin de lui que je ressentais encore avec force toute la valeur de son appui; et de même, quand il revenait, je me jetais avec joie à son cou; mais deux heures s’étaient à peine écoulées que j’avais oublié cette joie et que je ne trouvais plus rien à lui dire. Dans ces courts instants où une tendresse paisible et tempérée venait à renaître entre nous, il me semblait seulement que ce n’était plus cela, que ce n’était plus ce qui avait si puissamment rempli mon cœur, et il me semblait lire dans ses yeux la même impression. Je sentais qu’il y avait en cette tendresse une limite, qu’il ne voulait pas et que je ne voulais pas non plus franchir. Quelquefois cela me causait du chagrin, mais je n’avais plus le temps de penser sérieusement à quoi que ce fût, et je m’efforçais d’oublier ce chagrin par une variété de distractions dont je ne me rendais même pas clairement compte, mais qui s’offraient perpétuellement à moi. La vie du monde, qui, au commencement, m’avait étourdie par son éclat et la satisfaction qu’elle apportait à mon amour propre, avait bientôt entièrement dominé tous mes penchants, était devenue pour moi une habitude tout en m’asservissant, et avait occupé dans mon âme toute cette place qui y avait été destinée à abriter le sentiment. Aussi évitais-je souvent de rester seule avec moi-même dans la crainte d’approfondir ma situation. Tout mon temps, depuis l’heure la plus matinale jusqu’aux heures les plus avancées de la nuit, était pris et ne m’appartenait plus, même si je venais à ne pas sortir. Je n’y trouvais ni plaisir, ni ennui, et il me semblait qu’il en avait dû toujours être ainsi.
C’est de la sorte que trois années s’écoulèrent, et pendant leur durée nos rapports demeurèrent les mêmes, comme immobilisés, figés, et comme s’ils ne pouvaient devenir ni pires, ni meilleurs. Dans le cours de ces trois années, deux événements importants étaient survenus au sein de notre vie de famille, mais ni l’un ni l’autre n’avait apporté aucun changement dans mon existence. Ces événements avaient été la naissance de mon premier enfant et la mort de Tatiana Semenovna. Dans les premiers temps, le sentiment maternel m’avait envahi avec une telle force, et un transport si inattendu s’était emparé de moi, que j’avais pensé qu’une vie nouvelle allait commencer pour moi; mais au bout de deux mois, quand je recommençai à sortir, ce sentiment, allant toujours en décroissant, avait tourné en habitude et en froid accomplissement d’un devoir. Mon mari, au contraire, dès le moment de la naissance de ce premier fils, était redevenu l’homme du temps passé, doux, paisible et casanier, et avait reporté sur son enfant toute son ancienne tendresse et toute sa gaieté. Souvent, quand j’entrais en robe de bal dans la chambre de l’enfant pour lui donner la bénédiction du soir et que j’y trouvais mon mari, je remarquais le regard de reproche, le regard sévère et attentif qu’il semblait diriger sur moi, et j’avais honte tout à coup. J’étais terrifiée moi-même de mon indifférence envers mon enfant et je me demandais: est-ce que je serais plus mauvaise que les autres femmes? Mais qu’y faire? Pensais-je. Certes, j’aime mon fils, mais je ne peux pourtant pas demeurer assise auprès de lui des journées entières, cela m’ennuierait; quant à feindre, je ne l’aurais pas voulu pour chose au monde.
La mort de sa mère fut pour lui un très-grand chagrin; il lui devint très-pénible, disait-il, d’habiter après elle Nikolski, et bien que je l’eusse beaucoup regrettée et que je partageasse le chagrin de mon mari, il m’eût été plus agréable, à présent, et plus reposant de vivre à la campagne. Nous avions passé en ville la plus grande partie de ces trois années; je n’avais été qu’une seule fois à la campagne pendant deux mois; et la troisième année nous partîmes pour l’étranger.
Nous restâmes l’été aux eaux.
J’avais alors vingt et un ans. Notre fortune, pensais-je, était dans un état florissant; de la vie de famille je n’attendais rien de plus que ce qu’elle m’avait donné; tous ceux que je connaissais, me semblait-il, m’aimaient; ma santé était excellente, mes toilettes étaient les plus fraîches que l’on pût voir aux eaux, je savais que j’étais jolie, le temps était superbe, je ne sais quelle atmosphère de beauté et d’élégance m’enveloppait, et tout me paraissait joyeux au plus haut point. Et cependant je n’étais pas joyeuse comme je l’avais été à Nikolski, alors que je sentais que mon bonheur était en moi-même, alors que j’étais heureuse parce que je méritais de l’être; que mon bonheur était grand, mais qu’il pouvait être plus grand encore. Maintenant il en était autrement; mais cet été n’en était pas moins bon. Je n’avais rien à désirer, rien à espérer, rien à craindre; ma vie, autant qu’il me semblait, était dans tout son plein, et ma conscience, me semblait-il aussi, était tranquille.
Parmi les jeunes gens qui brillaient au sein de cette saison d’eaux, il n’y avait pas un seul homme que j’eusse, en n’importe quoi, distingué des autres, pas même du vieux prince K., notre ambassadeur, qui me faisait un peu la cour. L’un était tout jeune, un autre trop vieux, l’un était un Anglais aux boucles blondes, l’autre un Français barbu; tous m’étaient parfaitement indifférents, mais en même temps tous m’étaient indispensables. Avec leurs visages insignifiants, ils appartenaient tout de même à cette atmosphère élégante de la vie dans laquelle j’étais plongée. Cependant, il y en eut un parmi eux, le marquis italien D., qui plus que les autres attira mon attention par la façon hardie dont il avait exprimé devant moi l’enthousiasme que je lui inspirais. Il ne laissait échapper aucune occasion de se rencontrer avec moi, de danser, de monter ensemble à cheval, d’aller au casino, et il me disait sans cesse que j’étais jolie. Je le voyais quelquefois de ma fenêtre rôder autour de notre maison, et souvent l’assiduité déplaisante des regards que me lançaient ses yeux étincelants m’avait fait rougir et me détourner. Il était jeune, bien de sa personne, élégant, et ce qu’il y avait de remarquable, c’est que, dans son sourire et par certaine expression de son front, il ressemblait à mon mari, bien qu’il fût beaucoup mieux que lui. Je fus frappée de cette ressemblance, quoiqu’il en différât dans l’ensemble, dans la bouche et le regard, dans la forme allongée du menton, et qu’au lieu du charme que donnait à mon