Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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la plus tranchante et continua, à mon grand déplaisir, me troubler par les témoignages d’une passion, muette encore, mais menaçant à tout instant de faire explosion. Bien que je ne me l’avouasse pas, je craignais cet homme, et en quelque sorte contre ma propre volonté, je pensais souvent à lui. Mon mari avait fait sa connaissance, et même beaucoup plus intimement qu’avec nos autres relations, vis-à-vis desquelles il se bornait plutôt à être simplement le mari de sa femme, se montrant d’ailleurs froid et hautain.

      À la fin de ma saison d’eaux je fus indisposée, et pendant deux semaines je ne quittai point la maison. Quand, pour la première fois après ma maladie, je sortis le soir pour aller à la musique, j’appris que pendant ma réclusion était arrivée lady C., qu’on attendait depuis longtemps et qui était réputée pour sa beauté. Il se forma autour de moi un cercle de personnes qui me firent joyeux accueil, mais un cercle bien plus nombreux se groupa autour de la bonne nouvelle venue. Auprès de moi tous ne parlaient que d’elle et de sa beauté. On me la montra; elle était, en effet, très-séduisante, mais néanmoins je fus désagréablement impressionnée par la suffisance peinte sur ses traits, et je le dis. Ce jour-là tout ce qui jusqu’alors m’avait paru si gai me remplit d’ennui. Le jour suivant, lady C. Organisa une excursion au château à laquelle je renonçai. Il ne resta à peu près personne avec moi, et décidément tout changea de face à mes yeux. Tout, choses et hommes, me parut en ce moment stupide et fastidieux et j’avais envie de pleurer, de terminer ma cure au plus vite et de retourner en Russie. Au fond de mon âme il s’était glissé un sentiment malsain, mais que je ne me confessais pas à moi-même. Je me dis souffrante et je cessai de me montrer dans les réunions du grand monde; je ne sortis plus que rarement, seule, et le matin, pour boire les eaux, ou bien j’allais dans les environs avec L. M., une de mes connaissances russes. Mon mari n’était pas là pendant ce temps; il était parti depuis quelques jours pour Heidelberg où il attendait la fin de ma cure, afin de repartir ensuite pour la Russie, et il ne revenait me voir que de temps à autre.

      Un jour lady C. Entraîna toute la société dans une partie, et, de notre côté, L. M. Et moi, nous allâmes après dîner au château. Pendant que nous suivions, au pas de notre calèche, la chaussée sinueuse entre les rangées de châtaigniers séculaires à travers lesquels on découvrait au loin ces délicieux et élégants environs de Bade, aux derniers rayons d’un soleil couchant, nous nous mîmes à causer sérieusement, ce qui ne nous était jamais arrivé. L. M., que je connaissais depuis longtemps, m’apparut pour la première fois sous les traits d’une femme jolie et spirituelle, avec qui on pouvait parler de tout, et dont la société offrait de l’agrément. La conversation roula sur la famille, les enfants, la vie si vide qu’on menait au lieu où nous étions, notre désir de nous retrouver en Russie, à la campagne, et tout à coup je ne sais quelle impression douce et triste s’empara de nous. C’est sous l’influence de ces sentiments sérieux que nous arrivâmes au château. Derrière ses murs régnaient l’ombre et la fraîcheur, au sommet des ruines se jouaient encore les rayons du soleil, et le moindre écho de pas et de voix retentissait sous ces voûtes. À travers la porte, se déroulait comme dans un cadre le tableau de cette nature du pays de Bade, charmante et pourtant froide aux yeux de nous autres Russes.

      Nous nous étions assis pour nous reposer et nous contemplions en silence le coucher du soleil. Des voix se firent entendre plus distinctes, et il me sembla que quelqu’un prononçait mon nom de famille. Je me mis à écouter et je saisis involontairement quelques mots. C’étaient des voix à moi connues, celles du marquis D. Et du Français, son ami, que je connaissais aussi. Ils parlaient de moi et de lady C. Le Français nous comparait l’une à l’autre, et analysait la beauté de chacune de nous. Il ne disait rien d’offensant, et cependant le sang me remonta au cœur quand j’entendis ses paroles. Il expliquait en détail ce qu’il trouvait de bien, soit en moi, soit en lady C. Pour moi, j’avais déjà un enfant et lady C. N’avait que dix-neuf ans; la tresse de mes cheveux était plus belle, mais en revanche celle de lady C. était plus gracieuse; lady C. était plus grande dame, tandis que la vôtre, disait-il en parlant de moi, est une de ces petites princesses russes qui, si souvent, viennent faire ici leur apparition. Il conclut en disant que je faisais très-bien en n’essayant pas de lutter contre lady C., ou que définitivement je trouverais à Bade mon tombeau.

      — Cela me ferait vraiment de la peine.

      — À moins qu’elle ne veuille se consoler avec vous, ajouta le Français avec un rire joyeux et cruel.

      — Si elle partait, je la suivrais, dit grossièrement la voix à l’accent italien.

      — Heureux mortel! Il peut encore aimer! Répondit son interlocuteur avec moquerie.

      — Aimer! Reprit la voix, et elle se fut un moment. Je ne peux pas ne point aimer! Sans amour il n’y a point de vie. Faire de sa vie un roman, il n’y a que cela de bon. Et mon roman ne s’arrête jamais au milieu; celui-ci comme les autres, je le mènerai jusqu’au bout.

      — Bonne chance, mon ami, poursuivit le Français.

      Je n’en entendis pas davantage, parce qu’ils passèrent derrière un angle du mur et que bientôt leurs pas se perdirent d’un autre côté. Ils descendirent l’escalier, et au bout de quelques minutes ils sortirent par une porte latérale et furent très-surpris en nous voyant. Je rougis quand le marquis D. S’approcha de moi, et je fus tout effrayée quand, à la sortie du château, il m’offrit son bras. Je ne pouvais refuser, et à la suite de L. M., qui cheminait avec l’ami du marquis, nous nous dirigeâmes vers la calèche. J’étais offensée de ce que le Français avait dit de moi, bien que je reconnusse en secret qu’il s’était borné à donner un nom à ce que je sentais moi-même; mais les paroles du marquis m’avaient confondue et révoltée par leur grossièreté. J’étais torturée par la pensée d’avoir entendu ces paroles, et en même temps je n’avais plus peur de lui. J’étais dégoûtée de le sentir si près de moi; sans le regarder, sans lui répondre, et tout en m’efforçant de retenir mon bras de telle façon que je ne pusse écouter ses paroles, je marchai hâtivement derrière L. M. Et le Français. Le marquis me disait je ne sais quoi sur la beauté de la vue, sur le bonheur inattendu de m’avoir rencontrée, et je ne sais quoi encore; mais je ne l’entendais pas. Je pensais durant ce temps à mon mari, à mon fils, à la Russie; j’étais partagée entre la honte, la pitié, le désir de hâter encore plus mon retour à la maison, dans ma chambre solitaire de l’Hôtel de Bade, afin de réfléchir en liberté sur ce qui, depuis un moment, se soulevait dans mon âme. Mais L. M. Marchait doucement, il y avait encore loin jusqu’à la calèche, et il me semblait que mon cavalier ralentissait obstinément le pas, comme s’il essayait de rester seul avec moi. « Cela ne peut être pourtant! » me dis-je, et je me décidai à marcher d’une allure plus rapide. Mais il me retint positivement et il me serra même le bras; à ce moment L. M. Tourna un coin de la route et nous demeurâmes entièrement seuls. Je fus saisie de crainte.

      — Excusez-moi, dis-je froidement, et je voulus retirer mon bras, mais la dentelle de ma manche s’accrocha dans un de ses boutons. Alors, se courbant vers moi, il se mit à la détacher, et ses doigts dégantés touchèrent mon bras. Un sentiment nouveau, qui n’était pas l’effroi, qui n’était pas non plus le plaisir, me fit courir dans le dos un frisson glacé. Je le regardais en même temps, pour que mon froid regard exprimât tout le mépris que je lui portais; mais ce regard, paraît-il, n’exprimait pas ce sentiment autant que celui de la frayeur et de l’agitation. Ses yeux ardents et humides, arrêtés sur moi, me fixaient avec passion, ses deux mains saisirent les miennes au-dessus du poignet, ses lèvres entr’ouvertes me murmurèrent quelque chose, me dirent qu’il m’aimait, que j’étais tout pour lui, et ses mains me pressèrent plus fortement. Je sentis du feu dans mes veines, mes yeux s’obscurcirent, je tremblai, et les paroles par lesquelles j’aurais voulu l’arrêter se desséchèrent dans mon gosier. Tout à coup je sentis un baiser sur ma joue, et alors, tremblante et glacée, je demeurai sur place et le regardai. N’ayant la force ni

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