Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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ses moustaches et sa barbe fines et cirées en pointes aiguës, ses joues rasées avec soin, et son cou bruni. Je le haïssais, je le craignais, il était un étranger pour moi, et pourtant dans ce moment avec quelle puissance retentirent en moi le trouble et la passion de cet homme haïssable, de cet étranger!

      — Je vous aime, murmura-t-il de cette voix qui était si semblable à celle de mon mari. Mon mari et mon enfant me revinrent aussitôt à la mémoire, comme des êtres chéris qui auraient existé jadis et pour qui tout eût été fini. Mais soudain, de derrière un coude du chemin, se fit entendre la voix de L. M., qui m’appelait. Je repris mes esprits, j’arrachai ma main sans le regarder, je m’enfuis à peu près pour rejoindre L. M. Nous montâmes dans la calèche et alors seulement je lui jetai un coup d’œil. Il ôta son chapeau et me dit je ne sais plus quoi en souriant. Il ne se doutait pas de l’inexprimable torture qu’il me faisait endurer en ce moment.

      La vie me semblait si malheureuse, l’avenir si désespéré, le passé si sombre! L. M. Causa avec moi, mais je ne compris pas un mot de ce qu’elle me disait. Il me semblait qu’elle me parlait uniquement par compassion, pour cacher le mépris que je lui inspirais. Dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses regards je croyais saisir ce mépris et cette outrageante compassion. Ce baiser brûlait encore mes joues d’une honte cuisante, et la pensée de mon mari, celle de mon enfant, m’étaient insupportables. Restée seule dans ma chambre, j’espérais pouvoir méditer sur ma situation; mais il me parut effroyable de demeurer seule. Je ne pris pas le thé qu’on m’apporta, et sans savoir moi-même pourquoi, avec une hâte dévorante, je me décidai à partir le soir même par le train de Heidelberg et à rejoindre mon mari. Quand je fus assise avec ma femme de chambre dans le wagon désert, que la machine se mit en mouvement et que je respirai l’air frais par les glaces baissées, je commençai à revenir à moi et à me représenter d’une manière plus claire mon passé et mon avenir. Toute ma vie de mariage, à dater du jour de notre départ pour Pétersbourg, m’apparut soudain sous un jour nouveau et remplit ma conscience de reproches.

      Pour la première fois je me rappelai vivement notre début d’existence à la campagne, mes plans; pour la première fois cette question me vint à l’esprit: quelles ne furent pas ses joies pendant ce temps? Et je me sentais coupable envers lui. Mais aussi pourquoi ne pas me retenir, pourquoi dissimuler devant moi, pourquoi éviter toute explication, pourquoi m’offenser? Me demandais-je. Pourquoi n’usait-il pas avec moi du pouvoir de son amour? Ou bien ne m’aimait-il plus? Mais qu’il fût coupable ou non, le baiser de cet étranger n’en demeurait pas moins empreint sur ma joue, et il me semblait le ressentir encore. Plus j’approchais de Heidelberg et plus claire s’offrait à moi l’image de mon mari, plus terrible l’attente imminente du revoir. Je lui dirai tout, tout; je noierai mes yeux des larmes du repentir, pensais-je, et il me pardonnera. Mais je ne savais pas moi-même ce qu’était ce « tout » que je lui dirais, et je n’étais pas convaincue qu’il me pardonnât.

      Aussi, dès que j’entrai dans la chambre de mon mari et que je revis son visage si calme, bien qu’étonné, ne me sentis-je plus en état de lui rien dire, de rien confesser, ni de lui demander mon pardon. Une indicible affliction et un repentir profond pesaient sur moi.

      — À quoi as-tu donc pensé? Me dit-il: je comptais aller te rejoindre demain. Mais, m’ayant examinée de plus près, il se montra presque effrayé. Qu’as-tu? Qu’as-tu donc? Poursuivit-il.

      — Rien, répondis-je, ayant peine à retenir mes larmes… Je suis arrivée pour tout de bon. Partons, fût-ce demain, pour rentrer chez nous en Russie.

      Il demeura longtemps en silence, m’observant avec attention.

      — Allons, raconte-moi ce qui est arrivé? Dit-il enfin.

      Je rougis involontairement et je baissai les yeux. Dans les siens brillait je ne sais quel pressentiment d’outrage et de courroux. Je redoutai la pensée qui pouvait l’assaillir, et avec une puissance de dissimulation dont je ne me serais moi-même pas crue capable, je me hâtai de lui dire:

      — Il ne m’est rien arrivé, seulement l’ennui et la tristesse m’ont gagnée; j’étais seule, j’ai beaucoup pensé à notre genre de vie et à toi. Qu’il y a longtemps que je suis coupable envers toi! Après cela, tu peux bien m’emmener avec toi où tu voudras! Oui, il y a longtemps que je suis coupable envers toi, répétai-je, et de nouveau les larmes jaillirent de mes yeux. Retournons à la campagne, m’écriai-je, et pour toujours!

      — Ah! Mon amie, dispense-moi de ces scènes sentimentales, dit-il froidement: que tu ailles à la campagne, c’est très-bien, parce que nous sommes un peu à court d’argent; mais que ce soit pour toujours, là est le rêve: je sais que tu ne peux pas y rester longtemps. Allons, bois une tasse de thé, ce sera mieux, conclut il en se levant pour appeler la domestique.

      Je me représentai ce que sans doute il pensait de moi, et je me sentis offensée des affreuses idées que je lui attribuai en rencontrant le regard plein de méfiance et de honte, en quelque façon, qu’il dirigea sur moi. Non, il ne veut et ne peut me comprendre! Je lui dis que j’allais voir l’enfant, et je le quittai. Il me tardait d’être seule et de pouvoir pleurer, pleurer, pleurer…

      IX

      Notre maison de Nikolski, si longtemps froide et déserte, revécut de nouveau, mais ce qui ne revécut point, ce fut ce qui y avait existé; maman n’y était plus, et nous étions désormais seuls, l’un vis-à-vis de l’autre. Or, maintenant, non-seulement la solitude n’était plus ce qu’il nous eût fallu, elle était une gêne pour nous. L’hiver s’y écoula d’autant plus mal pour moi que je fus souffrante, et que je ne me rétablis qu’après la naissance de mon second fils.

      Mes rapports avec mon mari continuèrent d’être ceux d’une froide amitié, comme dès le temps de notre vie à Pétersbourg; mais à la campagne, il n’était pas jusqu’au plancher, aux murailles, aux meubles, qui ne me rappelassent ce qu’il avait été pour moi et ce que j’avais perdu. Il y avait entre nous comme une offense non pardonnée; on eût dit qu’il voulait me punir de quelque chose et qu’il faisait semblant de ne pas s’en apercevoir lui-même. Comment demander pardon sans savoir pour quelle faute? Il me punissait uniquement de ce que lui-même il ne se donnait plus tout entier à moi, de ce qu’il ne me livrait plus son âme comme naguère; mais à personne ni en aucune circonstance il ne livrait cette âme, tout comme s’il n’en avait pas eu. Il me passait quelquefois par la tête qu’il ne feignait d’être tel que pour me tourmenter et qu’en lui vivait toujours le même sentiment d’autrefois, et je m’efforçais de le provoquer à le laisser voir; mais lui, chaque fois, il éludait toute franche explication; on eût dit qu’il me soupçonnait de dissimulation et qu’il craignait comme une ridicule toute manifestation de sensibilité. Ses regards et son air semblaient dire: « Je sais tout, il n’y a rien à me dire; tout ce que tu voudrais me confier, je le sais; je sais que tu dis d’une manière et que tu agis d’une autre. » Au commencement, je m’offensai de cette crainte qu’il témoignait d’être franc avec moi, puis je m’habituai à cette pensée que chez lui ce n’était pas un défaut de franchise, mais bien l’absence d’un besoin de franchise.

      À mon tour, ma langue n’aurait plus été capable de lui dire tout à coup que je l’aimais, ou de lui demander de lire les prières avec moi, ou de l’appeler quand je faisais de la musique; on sentait même entre nous comme la fixation tacite de certaines règles de convenance. Nous vivions chacun de notre côté: lui, avec ses occupations ou je n’éprouvais plus ni besoin, ni désir de prendre ma part; moi, avec mon désœuvrement, qui ne le blessait et ne l’affligeait plus comme autrefois. Quant aux enfants, ils étaient encore trop petits pour pouvoir servir de lien entre nous.

      Cependant

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