Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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puéril qu’il puisse paraître, de leurs rapports constants avec le chef de l’État. Comment expliquer autrement que par son absolue nécessité, la présence et l’influence d’un être cruel, grossier, mal élevé, tel qu’Araktchéïew, qui tirait la moustache aux grenadiers dans les rangs, et qui s’éclipsait au moindre danger, auprès d’Alexandre, dont l’âme était tendre et le caractère d’une noblesse chevaleresque?

      Balachow trouva le maréchal Davout, avec son aide de camp à ses côtés, dans une grange de paysan, assis sur un tonneau, occupé à examiner et à régler des comptes. Il aurait pu sans doute se procurer une installation plus commode, mais il appartenait à la catégorie des gens qui aiment à se rendre les conditions de la vie difficiles, pour avoir le droit d’être sombres et taciturnes, et à feindre, à tout propos, une grande hâte, et un travail accablant:

      «Y a-t-il moyen, je vous le demande, de voir la vie par ses côtés aimables, lorsqu’on est comme moi harassé de soucis et assis sur un tonneau dans une mauvaise grange?» semblait dire la figure du maréchal.

      Le plus grand plaisir de cette sorte de personnages, lorsqu’ils en rencontrent un autre sur leur chemin dans des conditions différentes de mouvement et de vie, consiste à faire parade de leur activité incessante et morose: c’est ce qui arriva à Davout à la vue de Balachow, et de sa physionomie animée par la course, la belle matinée et sa conversation avec Murat. Lui jetant un coup d’œil par-dessus ses lunettes, il sourit dédaigneusement, et, sans même le saluer, se replongea dans ses calculs, en fronçant méchamment les sourcils.

      L’impression désagréable produite sur le nouveau venu par cette singulière façon de le recevoir n’échappa point au maréchal, qui releva la tête et lui demanda froidement ce qu’il voulait.

      Ne pouvant attribuer cette réception qu’à l’ignorance de Davout sur sa double qualité d’aide de camp général et de représentant de l’Empereur Alexandre, Balachow s’empressa de lui faire part de l’objet de sa mission, mais, à sa grande surprise, Davout n’en devint que plus raide et plus grossier.

      «Où est votre paquet? Donnez-le-moi, je l’enverrai à l’Empereur.»

      Balachow lui répondit qu’il avait l’ordre de ne le remettre qu’en mains propres.

      «Les ordres de votre Empereur s’exécutent dans votre armée, mais ici, vous devez vous soumettre à nos règlements!…» Et, afin de faire mieux comprendre au général russe dans quelle dépendance de force brutale il se trouvait, il envoya chercher l’officier de service.

      Balachow déposa le paquet contenant la lettre de l’Empereur sur la table, qui n’était autre qu’un battant de porte, auquel pendaient encore les gonds, placé en travers sur un tonneau. Davout prit connaissance de l’adresse écrite sur la dépêche.

      «Vous avez pleinement le droit de me traiter avec ou sans politesse, dit Balachow, mais permettez-moi de vous faire observer que j’ai l’honneur de compter parmi les aides de camp généraux de Sa Majesté…»

      Davout le regarda sans dire un mot: l’irritation empreinte sur les traits de l’envoyé lui causait évidemment un vif contentement:

      «On vous rendra les honneurs qui vous sont dus,» reprit-il, et, mettant l’enveloppe dans sa poche, il le laissa seul dans la grange.

      Un moment après, M. DeCastries, son aide de camp, vint chercher Balachow, pour le conduire au logement qui lui était destiné; le général russe dîna ensuite dans la grange avec le maréchal Davout; Davout lui annonça qu’il partait le lendemain et l’engagea à rester avec le train des bagages: il devait le suivre, s’il recevait l’ordre d’avancer, et ne communiquer avec personne, sauf avec M. DeCastries.

      Au bout de quatre jours de solitude et d’ennui, pendant lesquels il s’était forcément rendu compte de sa nullité et de son impuissance à agir, d’autant plus sensible pour lui, qu’hier encore il était dans une sphère toute puissante; après quelques étapes faites à la suite des bagages personnels du maréchal Davout et au milieu des troupes françaises, qui occupaient toute la localité, Balachow fut ramené à Vilna, et y rentra par la même barrière qu’il avait franchie quatre jours auparavant.

      Le lendemain matin, un chambellan de l’Empereur, M. DeTurenne, vint lui annoncer de la part de son maître qu’il lui accordait une audience.

      Peu de jours auparavant, des sentinelles du régiment de Préobrajensky avaient monté la garde à l’entrée de la maison où l’on conduisit Balachow: il y avait maintenant deux grenadiers français, aux uniformes gros-bleu à revers et en bonnets à poils, une escorte de hussards, de lanciers, et une brillante suite d’aides de camp attendant la sortie de Napoléon. Ils étaient groupés au bas du perron près de son cheval de selle, dont le mamelouk Roustan tenait les brides. Ainsi, Napoléon le recevait dans la même maison où Alexandre lui avait confié son message.

      VI

      Le luxe et la magnificence déployés autour de l’Empereur des Français surprirent Balachow, bien qu’il fût habitué à la pompe des cours.

      Le comte de Turenne l’amena dans une grande salle de réception où étaient réunis une foule de généraux, de chambellans, de magnats polonais, dont il avait vu déjà la plupart faire leur cour à l’Empereur de Russie! Duroc vint lui dire qu’il serait reçu avant la promenade de Sa Majesté.

      Quelques instants plus tard, le chambellan de service, le saluant avec courtoisie, l’engagea à le suivre dans un petit salon contigu au cabinet où il avait reçu les derniers ordres de l’Empereur Alexandre; il y attendit quelques secondes: des pas vifs et fermes se rapprochèrent de la porte, dont les deux battants s’ouvrirent à la fois… Napoléon était devant lui! Prêt à monter à cheval, en uniforme gros-bleu, ouvert sur un long gilet blanc qui dessinait la rotondité de son ventre, en bottes à l’écuyère et en culotte de peau de daim tendue sur les gros mollets de ses jambes courtes, il avait les cheveux ras, et une longue et unique mèche s’en détachait pour aller retomber jusqu’au milieu de son large front. Son cou blanc et gros tranchait nettement sur le collet noir de son uniforme, d’où s’échappait une forte odeur d’eau de Cologne. Sur sa figure, encore jeune et pleine, se lisait l’expression digne et bienveillante d’un accueil impérial.

      La tête rejetée en arrière, il marchait d’un pas rapide, marqué chaque fois par un soubresaut nerveux. Toute sa personne forte et écourtée, aux épaules larges et carrées, au ventre proéminent, à la poitrine bombée, au menton fortement accusé, avait cet air de maturité et de dignité affaissées, qui envahit les hommes de quarante ans dont la vie s’est écoulée au milieu de leurs aises; son humeur semblait être excellente.

      Il inclina vivement la tête en réponse au salut profond et respectueux de Balachow, avec lequel il se mit tout de suite à parler, en homme qui connaît le prix du temps, et qui ne daigne pas préparer ses discours, convaincu d’avance que ce qu’il dira sera toujours juste et bien dit:

      «Bonjour, général, j’ai reçu la lettre dont vous avait chargé l’Empereur Alexandre, et je suis charmé de vous voir!»

      Ses grands yeux le dévisagèrent un instant, et se portèrent aussitôt d’un autre côté, car Balachow par lui-même ne l’intéressait guère; tout son intérêt était concentré, comme toujours, sur les pensées qui s’agitaient dans son esprit, et il n’accordait généralement au monde extérieur, dépendant, comme il le croyait, de sa seule volonté, qu’une très mince importance:

      «Je

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