Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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ton modéré et amical persuada Balachow de la sincérité de son désir de maintenir la paix et d’entrer en négociations:

      «Sire, l’Empereur mon maître…» commença-t-il avec une certaine hésitation et en se troublant sous le regard interrogateur que Napoléon fixait sur lui. – «Vous êtes embarrassé, général, remettez-vous!» semblaient lui dire ces yeux qui examinaient, avec un imperceptible sourire, son uniforme et son épée. Il poursuivit néanmoins, et lui expliqua que l’Empereur Alexandre ne voyait point de casus belli dans la demande de passeports faite par Kourakine, que ce dernier avait agi ainsi de son propre chef, que l’Empereur ne voulait pas la guerre, et qu’il n’avait aucune entente avec l’Angleterre…

      «Il n’en a pas encore…» dit Napoléon, et, dans la crainte de se trahir, il engagea, d’un mouvement de tête, l’envoyé russe à reprendre la parole.

      Balachow, lui ayant dit tout ce qu’il avait eu ordre de lui transmettre, lui répéta que l’Empereur ne consentirait à des négociations qu’à de certaines conditions. Soudain il s’arrêta interdit, car il venait de se souvenir des paroles écrites dans le rescrit à Soltykow, et qu’il devait rapporter textuellement à l’Empereur des Français; il les avait présentes à la mémoire, mais un sentiment, difficile à analyser, les retint sur ses lèvres, et il reprit avec embarras:

      «À condition que les troupes de Votre Majesté repassent le Niémen.»

      Napoléon remarqua son trouble, les muscles de son visage tressaillirent, et son mollet gauche se mit à trembler! Sans changer de place, il parla plus haut et plus vite. Le regard de Balachow fut involontairement attiré par le tremblement du mollet, et il remarqua avec surprise qu’il s’accentuait de plus en plus, à mesure que l’Empereur élevait la voix:

      «Je désire la paix autant que l’Empereur Alexandre. N’ai-je pas fait tout mon possible pour l’obtenir, il y a dix-huit mois! Et voilà dix-huit mois que j’attends des explications! Qu’exige-t-on de moi pour entrer en négociations?» ajouta-t-il en accompagnant ces paroles d’un geste énergique de sa petite main blanche et potelée.

      «La retraite des troupes au delà du Niémen, Sire, répliqua Balachow.

      — Au delà du Niémen, rien que cela?» dit Napoléon en le regardant en face.

      Balachow inclina respectueusement la tête.

      «Vous dites, répéta Napoléon en arpentant le salon, que, pour commencer les négociations, on ne me demande que de repasser le Niémen? Il y a deux mois, ne m’a-t-on pas demandé de la même façon de repasser l’Oder et la Vistule, et vous parlez encore de paix!»

      Après avoir fait quelques pas en silence, il s’arrêta devant Balachow: son visage semblait s’être pétrifié, tant l’expression en était devenue dure, et sa jambe gauche tremblait convulsivement: «La vibration de mon mollet gauche est très significative chez moi,» disait-il plus tard.

      «Des propositions comme celles d’abandonner l’Oder et la Vistule peuvent être faites au prince de Bade, mais pas à moi! S’écria-t-il tout à coup. Si même vous me donniez Pétersbourg et Moscou, je n’accepterais pas vos conditions! Vous m’accusez d’avoir commencé la guerre, et qui donc a rejoint le premier son armée? L’Empereur Alexandre! Et vous venez me parler de négociations lorsque j’ai dépensé des millions, que vous êtes allié avec l’Angleterre, et que votre position devient de plus en plus difficile! Quel est le but de votre alliance anglaise? Quel avantage en avez-vous retiré?» continua-t-il, avec l’intention évidente d’en arriver à démontrer son droit et sa force et les fautes de l’Empereur Alexandre, au lieu de discuter la possibilité et les conditions de la paix.

      Dans le premier moment il avait fait ressortir les avantages de sa situation, en donnant à entendre que, malgré ces avantages, il daignerait encore consentir à renouer ses relations avec la Russie, mais plus il s’échauffait, moins il restait maître de sa parole; à la fin, on sentait qu’il n’avait plus qu’un but, celui de se grandir outre mesure et d’humilier Alexandre, tandis qu’au commencement de l’entretien il semblait vouloir tout le contraire:

      «Vous avez, dit-on, conclu la paix avec les Turcs!»

      Balachow fit un signe de tête affirmatif:

      «Oui, la paix est…» Mais Napoléon lui coupa la parole: il fallait qu’il parlât et qu’il parlât seul!

      — Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d’irritation qu’on rencontre souvent chez les enfants gâtés de la fortune. Oui, je le sais: vous avez fait la paix avec les Turcs, sans avoir obtenu la Moldavie et la Valachie. Et moi, j’aurais donné ces provinces à votre Empereur, tout comme je lui ai donné la Finlande! Oui, je les lui aurais livrées, car je les lui avais promises, et maintenant il ne les aura pas! Il aurait pourtant été heureux de les joindre à son Empire et d’étendre la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube. La grande Catherine n’aurait pu faire plus! – poursuivit-il avec une animation toujours croissante, et en répétant à Balachow, à peu de chose près, les mêmes phrases qu’il avait déjà dites lors de l’entrevue de Tilsitt: – Tout cela, il l’aurait dû à mon amitié. Ah! Quel beau règne, quel beau règne!… – et, tirant de sa poche une petite tabatière en or, il l’ouvrit, et en aspira vivement le contenu. – Quel beau règne aurait pu être celui de l’Empereur Alexandre! – Il regarda Balachow avec un air de compassion, et se remit à parler aussitôt que celui-ci tenta de dire quelques mots: – Que pouvait-il désirer et chercher de mieux que mon amitié? – poursuivit-il en haussant les épaules. – Non, il a trouvé préférable de s’entourer de mes ennemis, tels que les Stein, les Armfeldt, les Bennigsen, les Wintzingerode! Stein, un traître chassé de sa patrie; Armfeldt, un intrigant corrompu; Wintzingerode, un déserteur français; Bennigsen, plus militaire que les autres, mais tout aussi insuffisant, Bennigsen, qui n’a rien su faire en 1807, et dont la présence seule aurait dû lui rappeler d’horribles souvenirs!… Supposons qu’ils soient capables, – continua Napoléon, entraîné par les arguments qui se succédaient en foule dans son esprit à l’appui de sa force et de son droit, ce qui revenait au même à ses yeux. – Mais non, ils ne sont bons à rien, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Barclay est le meilleur d’entre eux, dit-on, mais je ne saurais être de cet avis, à en juger par ses premières marches… Et que font-ils tous ces courtisans? Pfuhl propose, Armfeldt discute, Bennigsen examine et Barclay, appelé pour agir, ne sait quel parti prendre! Bagration est le seul homme de guerre: il est bête, mais il a de l’expérience, du coup d’œil et de la décision!… Et quel est, je vous prie, le rôle que joue votre jeune Empereur au milieu de toutes ces nullités, qui le compromettent et finissent par le rendre responsable des faits accomplis? Un souverain ne doit être à l’armée que quand il est général! – Et il lança ces paroles comme un défi à l’Empereur, sachant parfaitement à quel point celui-ci tenait à passer pour un bon capitaine. – Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n’avez pas su défendre Vilna!… Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure!

      — Pardon, Sire, – dit enfin Balachow, qui suivait avec peine ce feu roulant de paroles, – les troupes brûlent au contraire du désir…

      — Je sais tout, dit Napoléon en l’interrompant de nouveau, tout, entendez-vous… Je connais aussi bien le chiffre de vos bataillons que celui des miens. Vous n’avez pas 200000 hommes sous les armes, et, moi, j’en ai trois fois autant! Je vous donne ma parole d’honneur, ajouta-t-il en oubliant que sa parole ne pouvait guère inspirer de confiance, que j’ai 530000 hommes de ce côté de la Vistule… Les Turcs ne vous seront d’aucun secours, ils ne valent rien, et ils ne vous l’ont que

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