Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Pendant le séjour de l’Empereur à Vilna, l’armée avait été divisée en trois corps: le premier fut placé sous le commandement de Barclay de Tolly, le second sous celui de Bagration, le troisième sous celui de Tormassow. L’Empereur se trouvait avec le premier, sans y remplir toutefois les fonctions de commandant en chef, et l’ordre du jour annonçait sa présence, sans ajouter le moindre commentaire. Il n’avait avec lui aucun état-major spécial, mais seulement l’état-major du quartier général impérial, dont le chef était le général quartier-maître prince Volkonsky, et qui était composé d’une foule de généraux, d’aides de camp, de fonctionnaires civils pour la partie diplomatique et d’un grand nombre d’étrangers: par le fait, il n’existait donc pas d’état-major de l’armée. On voyait, auprès de la personne de l’Empereur, Araktchéïew, l’ex-ministre de la guerre, le Comte Bennigsen le doyen des généraux, le césarévitch grand-duc Constantin, le chancelier Comte Roumiantzow, Stein, l’ancien ministre de Prusse, Armfeld général suédois, Pfuhl, le principal organisateur du plan de campagne, Paulucci, général aide de camp, un réfugié sarde, Woltzogen, et plusieurs autres. Quoiqu’ils fussent tous attachés à Sa Majesté sans mission particulière, ils avaient cependant une telle influence, que le commandant en chef lui-même ne savait souvent de qui émanait le conseil reçu, ou l’ordre donné sous forme d’insinuation, par Bennigsen, par le grand-duc ou par tout autre; s’ils parlaient de leur propre chef, ou s’ils ne faisaient que transmettre la volonté impériale, et en définitive s’il fallait, oui ou non, les écouter? Ils faisaient partie de la mise en scène générale: leur présence et celle de l’Empereur, parfaitement définies à leur point de vue, comme courtisans (et tous le deviennent dans l’intimité du Souverain), signifiaient clairement que, malgré le refus de ce dernier de prendre le titre de général en chef, le commandement des trois corps d’armée n’en était pas moins entre ses mains et son entourage représentait, par suite, son conseil immédiat et intime. Araktchéïew, le garde du corps de Sa Majesté, était également l’exécuteur, de ses volontés; Bennigsen, qui était grand propriétaire dans le gouvernement de Vilna, et qui semblait n’avoir eu d’autre souci que d’en faire les honneurs à son Souverain, jouissait d’une excellente réputation militaire, et on le gardait sous la main pour remplacer à l’occasion Barclay de Tolly. Le grand-duc y était pour son plaisir personnel; l’ex-ministre Stein, comme conseiller, vu la haute estime que lui valaient ses qualités; grâce à son assurance, et à la conviction qu’il avait de ses propres mérites, Armfeld, le haineux ennemi de Napoléon, était très écouté par Alexandre; Paulucci faisait partie de la phalange, parce qu’il était hardi et décidé; les aides de camp généraux, parce qu’ils suivaient l’Empereur partout, et enfin Pfuhl, parce qu’après avoir imaginé et fait le plan de campagne, il était parvenu à le faire accepter comme parfait dans son ensemble. C’était ce dernier en réalité qui menait la guerre. Woltzogen attaché à sa personne, plein d’amour-propre, de confiance en lui-même, et d’un mépris absolu pour toutes choses, n’était qu’un théoricien de cabinet, chargé de revêtir les idées de Pfuhl d’une forme plus élégante.
En dehors de tous ces hauts personnages, il y avait encore une quantité d’individus en sous-ordre, russes et étrangers, dépendant de leurs chefs respectifs: les étrangers se faisaient remarquer surtout par la témérité et la variété de leurs combinaisons militaires, conséquence toute naturelle du fait de servir dans un pays qui n’était pas le leur.
Au milieu du courant d’opinions si diverses qui agitait ce monde brillant et orgueilleux, le prince André ne tarda pas à constater l’existence de plusieurs partis qui se détachaient visiblement de la masse.
Le premier se composait de Pfuhl et de ses adhérents, les théoriciens de l’art de la guerre, ceux qui croyaient à l’existence de ses lois immuables, aux lois des mouvements obliques et des mouvements de flanc; ceux-là voulaient que, conformément à cette prétendue théorie, on se repliât dans l’intérieur du pays, et considéraient la moindre infraction à ces règles fictives, comme une preuve de barbarie, d’ignorance et même de malveillance. Ce parti comprenait les princes allemands, les Allemands en général, Woltzogen, Wintzingerode, et plusieurs autres encore.
Le second parti, le parti adverse, tombait, comme il arrive souvent, dans l’extrême opposé, en demandant à marcher sur la Pologne, et à ne pas suivre un plan déterminé à l’avance: audacieux et entreprenant, il représentait la nationalité du pays, et n’en était par suite que plus exclusif dans la discussion. Parmi les Russes qui commençaient à s’élever, il y avait Bagration et Ermolow: il avait, dit-on, demandé un jour à l’Empereur la faveur d’être promu au grade d’«Allemand»! Ce parti ne cessait de répéter, en se souvenant des paroles de Souvorow, qu’il était inutile de raisonner et de piquer des épingles sur les cartes, qu’il fallait se battre, mettre l’ennemi en déroute, ne pas le laisser pénétrer en Russie, et ne pas donner à l’armée le temps de se démoraliser.
Le troisième parti, celui qui inspirait le plus de confiance à l’Empereur, était composé de courtisans, médiateurs entre les deux premiers, peu militaires pour la plupart, qui pensaient et disaient ce que pensent et disent d’habitude ceux qui, n’ayant point de conviction arrêtée, tiennent cependant à ne pas le laisser paraître. Ils prétendaient donc que la guerre contre un génie comme Bonaparte (il était redevenu Bonaparte pour eux) exigeait sans aucun doute de savantes combinaisons, de profondes connaissances dans l’art de la guerre; que Pfuhl y était certainement passé maître, mais que l’étroitesse de son jugement, ce défaut habituel des théoriciens, s’opposait à ce qu’on eût en lui une confiance absolue: qu’il fallait par conséquent tenir compte aussi de l’opinion de ses adversaires, des gens du métier, des gens d’action, dont l’expérience était certaine, afin de réunir les avis les plus sages, pour s’en tenir à un juste milieu. Ils insistaient sur la nécessité de conserver le camp de Drissa, d’après le plan de Pfuhl, en changeant toutefois les dispositions relatives aux deux autres armées. De cette façon, il est vrai, on n’atteignait aucun des deux buts proposés, mais les personnes de ce parti, auquel appartenait également Araktchéïew, pensaient que c’était là encore la meilleure des combinaisons.
Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s’élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s’était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n’avait pu se retirer de la mêlée qu’au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité: redoutant Napoléon et sa force, ils ne voyaient chez eux et autour d’eux qu’impuissance et