Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Bien qu’il ne l’eût jamais rencontré, il lui sembla au premier coup d’œil qu’il le connaissait déjà depuis longtemps: il portait, aussi mal que possible, l’uniforme de général russe, et sa personne offrait une vague ressemblance avec les Weirother, les Mack, les Schmidt et une foule d’autres généraux théoriciens, qu’il avait vus agir en 1805. Celui-ci toutefois avait le don particulier de réunir en lui seul tout ce qui caractérisait les autres, et d’offrir à l’analyse du prince André le spécimen le plus complet d’un Allemand pur sang. De petite taille, maigre, mais carré d’épaules, d’une constitution solide, avec des omoplates larges et osseuses, il avait la figure sillonnée de rides et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux, lissés avec soin sur les tempes, pendaient sur la nuque en petites houppes isolées. Il avait l’air inquiet et fâché, comme s’il eût redouté tout ce qui se trouvait sur son chemin. Retenant gauchement son épée, il demanda en allemand à Czernichew où était l’Empereur. On voyait qu’il avait hâte d’en finir au plus tôt avec les saluts d’usage, et de s’asseoir devant les cartes étalées sur la table, car là il se sentait dans son élément. Il écouta, en souriant ironiquement, le récit de la visite de l’Empereur aux retranchements, qui étaient sa création, et ne put s’empêcher de grommeler entre ses dents d’une voix de basse: «Imbécile! Tout sera perdu… ce sera du propre alors!» Czernichew lui présenta le prince André, en ajoutant que ce dernier arrivait de Turquie, où la guerre s’était si heureusement terminée. Pfuhl daigna à peine l’honorer d’un regard: «Cette guerre-là vous aura sans doute offert un joli exemple de tactique!» se borna-t-il à dire avec un mépris écrasant, et il se dirigea vers le salon voisin.
Pfuhl, toujours irritable, l’était encore plus ce jour-là, par suite de l’examen et de la critique dont ses fortifications étaient l’objet. Cette courte entrevue suffit au prince André, en y ajoutant ses souvenirs d’Austerlitz, pour se faire une idée assez juste de son caractère. Pfuhl devait nécessairement être une de ces natures entières, qui poussent jusqu’au martyre l’assurance que leur donne la foi dans l’infaillibilité d’un principe. Ces natures-là on ne les rencontre que chez les Allemands, seuls capables d’une confiance aussi absolue dans une idée abstraite, telle que la science, c’est-à-dire la connaissance présumée d’une vérité certaine.
Pfuhl était en effet un adepte de la théorie du mouvement oblique, déduite par lui des guerres de Frédéric le Grand, et tout ce qui ne s’accordait pas avec cette théorie dans les campagnes modernes constituait, à ses yeux, des fautes si grossières, et des non-sens si monstrueux, que cet ensemble de combinaisons barbares ne pouvait, à son avis, mériter le nom de guerre et être un sujet d’étude.
Il avait été en 1806 le principal organisateur du plan de campagne qui avait abouti à Iéna et à Auerstaedt, sans que l’insuccès lui eût démontré la fausseté de son système. Il assurait au contraire que la violation de certaines lois en avait été seule cause, et se plaisait à répéter, avec une ironie satisfaite: «Je disais bien que cela irait à la diable!» Pfuhl poussait si loin l’amour de la théorie, qu’il arrivait à en perdre de vue le but pratique: l’application lui inspirait une profonde aversion, et il refusait de s’en occuper!
Les quelques mots qu’il échangea avec le prince André et Czernichew à propos de la guerre actuelle furent dits par lui du ton d’un homme qui prévoit un triste résultat et ne peut que le déplorer. Les houppettes de cheveux ébouriffés qui pendaient sur sa nuque, et les mèches bien lissées ramenées sur ses tempes étaient en harmonie avec l’expression de ses paroles, il passa ensuite dans le salon contigu, d’où l’on entendit aussitôt s’élever sa voix forte et grondeuse.
XI
Le prince André avait eu à peine le temps de tourner les yeux d’un autre côté, que le comte Bennigsen entra précipitamment, et, le saluant d’un signe de tête, passa dans la cabine en donnant des ordres à son aide de camp. Il avait précédé l’Empereur pour prendre quelques dispositions et le recevoir chez lui. Czernichew et Bolkonsky sortirent sur le perron: le Souverain descendait de cheval. Il avait l’air fatigué, et la tête inclinée en avant; on voyait qu’il écoutait avec ennui les observations que lui adressait Paulucci avec une véhémence toute particulière: il fit un pas en avant pour y couper court, mais l’Italien, rouge d’excitation et oubliant toute convenance, le suivit sans s’interrompre:
«Quant à celui qui a conseillé d’établir ce camp, le camp de Drissa, – disait-il, pendant que l’Empereur montait les marches de l’entrée, les yeux fixés sur le prince André, qu’il ne parvenait pas à reconnaître. – Quant à celui-là, Sire, répéta Paulucci d’un ton désespéré, sans pouvoir s’empêcher de continuer, je ne vois pas d’autre alternative pour lui que la maison jaune ou le gibet!»
Sans prêter la moindre attention à ces paroles, l’Empereur, qui avait enfin reconnu le nouveau venu, le salua gracieusement.
«Je suis charmé de te voir, lui dit-il. Va là-bas où ils sont tous réunis, et attends mes ordres.»
Le baron Stein et le prince Pierre Mikaïlovitch Volkhonsky le suivirent, et les portes du cabinet se refermèrent sur eux. Le prince André, profitant de l’autorisation impériale, se rendit avec Paulucci, qu’il avait déjà vu en Turquie, dans la salle des délibérations.
Le prince Pierre Volkhonsky, chargé alors des fonctions de chef d’état-major auprès de Sa Majesté, apporta des cartes et des plans, et, après les avoir étalés sur la table, formula successivement les questions sur lesquelles l’Empereur désirait avoir l’avis du conseil; on venait de recevoir la nouvelle (reconnue inexacte plus tard) que les Français s’apprêtaient à tourner le camp de Drissa.
Le premier qui éleva la voix fut le comte Armfeld: il proposa, afin de parer aux difficultés de la situation, de réunir l’armée sur un point indéterminé entre les grandes routes de Pétersbourg et de Moscou, et d’y attendre l’ennemi. Cette proposition, qui ne répondait guère à la question posée au conseil, n’avait évidemment d’autre but que de prouver que lui aussi avait son plan combiné à l’avance, et il saisissait la première occasion pour le faire connaître. Soutenu par les uns, attaqué par les autres, ce projet était du nombre de ceux que l’on forme, sans tenir compte de l’influence des événements sur la tournure de la guerre. Le jeune colonel Toll le critiqua avec chaleur, et, tirant de sa poche un manuscrit, il demanda la permission d’en faire la lecture. Dans cet exposé, très détaillé, il proposait une combinaison toute contraire au plan de campagne du général suédois et de Pfuhl. Paulucci l’attaqua, et conseilla un mouvement offensif qui mettrait fin à l’incertitude, et nous tirerait de ce «traquenard», ainsi qu’il appelait le camp de Drissa. Pfuhl et son interprète Woltzogen avaient gardé le silence pendant ces discussions orageuses; le premier se bornait à laisser échapper des interjections inintelligibles et se détournait même parfois, d’un air de dédain, comme s’il voulait faire bien constater qu’il ne s’abaisserait jamais à