Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 241
«Sa fille lui rendait la vie dure, c’est pour cela qu’il était toujours malade… et elle gâtait l’enfant par son excès d’indulgence et ses sottes idées!»
Au fond de son cœur il sentait bien qu’elle ne méritait pas cette pénible existence, et qu’il était son bourreau, mais il savait aussi qu’il ne pourrait jamais cesser de l’être et de la tourmenter.
«Pourquoi André, qui a tout remarqué, ne me parle-t-il pas de sa sœur? S’était-il dit. Il croit donc que je suis un monstre, un imbécile qui, pour me ménager les bonnes grâces de la française, me suis éloigné sans raison de ma fille?… Il ne comprend rien, il faut tout lui expliquer, il faut qu’il me comprenne!
— Je ne vous en aurais pas parlé si vous ne me l’eussiez pas demandé, répondit le prince André à cette confidence inattendue, sans lever les yeux sur son père, qu’il condamnait pour la première fois de sa vie… Mais, puisque vous le désirez, je vous en parlerai franchement: s’il est survenu un malentendu entre vous et Marie, ce n’est pas elle que j’en accuse, car je sais combien elle vous respecte et vous aime… S’il y en a un, – poursuivit-il en s’échauffant peu à peu, ce qui du reste lui était devenu habituel depuis quelque temps, – je ne saurais en attribuer la cause qu’à la présence d’une femme indigne d’être la compagne de ma sœur!» Le vieux prince, les yeux fixés sur lui, l’avait d’abord écouté sans mot dire: un sourire forcé laissait apercevoir la brèche causée par la dent absente, et à laquelle son fils ne parvenait pas à s’habituer.
«Quelle compagne, mon ami? Ah! On t’a déjà parlé? Ah!…
— Mon père, je n’ai nulle envie de vous juger, répliqua le prince André d’un ton sec. C’est vous qui m’y avez forcé, j’ai dit et je dirai toujours que Marie n’est pas coupable: la faute en est à ceux qui…, à cette Française enfin!
— Ah! Tu me juges, tu me juges!» dit le vieux d’une voix calme, dans le ton de laquelle son fils crut même deviner un certain embarras; mais tout à coup, bondissant sur ses pieds, il s’écria avec fureur: «Hors d’ici, va-t’en! Que je ne te voie plus! Va-t’en!»
Le prince André résolut de quitter Lissy-Gory sans retard, mais sa sœur le supplia de lui accorder encore un jour; le vieux prince ne se montra plus, n’admit chez lui que MlleBourrienne et Tikhone, et demanda, à plusieurs reprises, si son fils était parti. Avant de se mettre en route, le prince André alla voir son enfant, qui lui sauta sur les genoux, lui demanda l’histoire de Barbe-Bleue, et l’écouta avec une attention soutenue; mais son père s’arrêta soudain sans achever l’histoire, et tomba dans une profonde rêverie, dans laquelle Nicolouchka n’entrait pour rien: il pensait à lui-même, et sentait avec effroi que la querelle avec son père ne lui avait laissé aucun remords, et qu’ils se séparaient brouillés pour la première fois. Ce qui l’étonnait aussi et l’affligeait, c’est que la vue de son enfant n’éveillait plus en lui la tendresse accoutumée.
«Et après? Raconte-moi donc la fin,» lui disait le petit garçon; mais son père, sans lui répondre, l’enleva de dessus ses, genoux, le posa à terre et sortit de la chambre.
Lorsque le prince André se retrouvait dans le milieu où il avait été heureux autrefois, il éprouvait un tel dégoût de la vie, qu’il avait hâte de s’éloigner de ces souvenirs et de se créer une occupation nouvelle: c’était là le secret de son apparente indifférence.
«André, tu nous quittes décidément? Lui dit sa sœur.
— Dieu soit loué! Je suis libre de m’en aller; je regrette que tu ne puisses pas en faire autant!
— Pourquoi parler ainsi, à présent que tu vas à la guerre, à cette terrible guerre? Reprit la princesse Marie. Il est si âgé! MlleBourrienne m’a dit qu’il avait demandé après toi…» Et ses lèvres tremblèrent, et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Le prince André se détourna sans proférer une parole:
«Mon Dieu! S’écria-t-il tout à coup, en marchant dans la chambre… Se dire que des choses ou des êtres aussi misérables peuvent causer le malheur d’autrui!» La violence de son accent effraya sa sœur, qui comprit que sa réflexion s’appliquait non seulement à MlleBourrienne, mais aussi à l’homme qui avait tué son bonheur!
«André, je t’en supplie, – dit-elle, en lui touchant légèrement le bras, les yeux rayonnants au travers de ses larmes; – ne crois pas que la douleur provienne des hommes… ils ne sont que les instruments de Dieu!» Son regard, passant pardessus la tête de son frère, se fixa dans l’espace, comme s’il était habitué à y trouver une image chère et familière: «La douleur nous est envoyée par Lui: les hommes n’en sont pas responsables. Si quelqu’un te semble avoir eu des torts envers toi, oublie-les et pardonne. Nous n’avons pas le droit de punir: tu comprendras, toi aussi, un jour, le bonheur de pardonner.
— Si j’avais été femme, Marie, je l’aurais fait sans aucun doute: pardonner, c’est la vertu de la femme; mais pour l’homme, c’est bien différent: il ne peut et ne doit ni oublier ni pardonner!…» Si ma sœur m’adresse cette prière, pensa-t-il, cela veut dire que j’aurais dû m’être vengé depuis longtemps!… Et sans plus écouter le sermon qu’elle continuait à lui faire, il se représenta avec une haineuse satisfaction l’heureux moment où il rencontrerait Kouraguine, qu’il savait être à l’armée.
La princesse Marie engagea son frère à rester encore vingt-quatre heures: elle était sûre, disait-elle, que son père serait malheureux de le voir partir sans s’être réconcilié avec lui. Mais il fut d’un avis contraire, et l’assura que leur brouille s’envenimerait s’il retardait son départ, que son absence serait courte, et qu’il écrirait à son père.
«Adieu, André, rappelez-vous que les malheurs viennent de Dieu, et que les hommes ne sont jamais coupables!» Telles furent les dernières paroles de la princesse Marie.
«Cela doit sans doute être ainsi! Se dit le prince André en quittant la grande avenue de Lissy-Gory… Innocente victime, elle est destinée à être martyrisée par un vieillard à demi fou, qui sent ses torts, mais qui ne peut plus refaire son caractère… Mon fils grandit, sourit à la vie, et, tout comme un autre, il dupera et sera dupé!… Et moi je me rends à l’armée… pourquoi faire? Je n’en sais rien, à moins que ce ne soit pour me battre avec l’homme que je méprise, et lui donner ainsi l’occasion de me tuer et de se moquer ensuite de moi!»
Bien que les éléments qui composaient son existence fussent les mêmes qu’autrefois, ils ne lui apportaient plus aujourd’hui que des impressions sans lien entre elles, et isolées.
IX
Le prince André arriva à la fin de juin au quartier général. La première armée, celle que l’Empereur commandait, occupait sur la Drissa un camp retranché. La seconde, qui en était séparée, disait-on, par des forces ennemies considérables, se repliait pour la rejoindre. Il régnait des deux côtés un grand mécontentement, causé par la marche générale des opérations militaires, mais il ne venait à l’idée de personne de craindre une invasion étrangère dans les gouvernements russes, et de croire que la guerre pût être portée au delà des provinces polonaises de l’Ouest.