Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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Girolamo, en disant à un ami «ses vérités», lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de jouer, en le «gourmandant pour son bien», un rôle honorable, presque éclatant, et maintenant bien près d’être sincère. Il mêle à la violence de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un inférieur qui fait ressortir sa gloire; il éprouve pour lui une reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui a si longtemps prêtée qu’il a fini par la garder. Fortunata, que son embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté, désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de sa propre personnalité, sent s’adoucir en elle l’acrimonie qui seule l’empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes que le monde lui avait déléguées. L’esprit des mots «bienveillance», «bonté», «rondeur», sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité. Elle a le sentiment vague et profond d’exercer une magistrature considérable et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre individualité et apparût alors comme l’assemblée plénière, houleuse et pourtant molle, des juges bienveillants qu’elle préside et dont l’assentiment l’agite au loin…
Et quand, dans les soirées où l’on cause, chacun, sans s’embarrasser des contradictions de la conduite de ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé, range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une satisfaction émue qu’incontestablement le niveau de la conversation s’élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas appesantir jusqu’au sommeil des têtes peu habituées à l’abstraction (on est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l’un, la malveillance de l’autre, le libertinage ou la dureté d’un troisième, on se sépare, et chacun, certain d’avoir payé largement son tribut à la bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords, dans la paix d’une conscience qui vient de donner ses preuves, aux vices élégants qu’il cumule.
Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une autre, perdraient leur part de vérité.
Quand Arlequin quitta la scène bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C’est ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme supérieure et Girolamo pour un homme d’esprit. Il faut ajouter aussi que parfois un homme se présente pour qui la société ne possède pas de caractère tout fait ou au moins de caractère disponible, un autre tenant l’emploi. Elle lui en donne d’abord qui ne lui vont pas.
Si c’est vraiment un homme original et qu’aucun ne soit à sa taille, incapable de se résigner à essayer de le comprendre et faute de caractère à sa mesure, elle l’exclut; à moins qu’il puisse jouer avec grâce les jeunes premiers, dont on manque toujours.
Mondanité Et Mélomanie De Bouvard Et Pécuchet
I – Mondanité
«Maintenant que nous avons une situation, dit Bouvard, pourquoi ne mènerions-nous pas la vie du monde?» C’était assez l’avis de Pécuchet, mais il fallait pouvoir y briller et pour cela étudier les sujets qu’on y traite.
La littérature contemporaine est de première importance.
Ils s’abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à haute voix, s’efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout l’aisance et la légèreté du style, en considération du but qu’ils se proposaient.
Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant, ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations sur ce qu’ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.
Bouvard s’accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet «Madame» ou «Général», pour compléter l’illusion.
Mais souvent ils en restaient là; ou l’un d’eux s’emballant sur un auteur, l’autre essayait en vain de l’arrêter. Au reste, ils dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d’un juste milieu.
«Pourquoi Loti rend-il toujours le même son?
– Ses romans sont tous écrits sur la même note?
– Sa lyre n’a qu’une corde, concluait Bouvard.
– Mais André Laurie n’est pas plus satisfaisant, car il nous promène chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c’est un fumiste ou un fou, nulle autre alternative.
– Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la littérature contemporaine d’une rude impasse.
– Pourquoi les forcer? disait Pécuchet en roi débonnaire; ils ont peut-être du sang, ces poulains-là. Laissons-leur la bride sur le cou: la seule crainte, c’est qu’ainsi emballés, ils ne dépassent le but; mais l’extravagance même est la preuve d’une nature riche.
– Pendant ce temps, les barrières seront brisées, criait Pécuchet; – et, remplissant de ses dénégations la chambre solitaire, il s’échauffait:
– Du reste, dites tant que vous voudrez que ces lignes inégales sont des vers, je me refuse à y voir autre chose que de la prose, et sans signification, encore!»
Mallarmé n’a pas plus de talent, mais c’est un brillant causeur. Quel malheur qu’un homme aussi doué devienne fou chaque fois qu’il prend la plume. Singulière maladie et qui leur paraissait inexplicable. Maeterlinck effraye, mais par des moyens matériels et indignes du théâtre; l’art émeut à la façon d’un crime, c’est horrible! D’ailleurs, sa syntaxe est misérable.
Ils en firent spirituellement la critique en parodiant dans la forme d’une conjugaison son dialogue: «J’ai dit que la femme était entrée. – Tu as dit que la femme était entrée. – Vous avez dit que la femme était entrée. – Pourquoi a-t-on dit que la femme était entrée?»
Pécuchet voulait envoyer ce petit morceau à la Revue des Deux Mondes, mais il était plus avisé, selon Bouvard, de le réserver pour le débiter dans un salon à la mode. Ils seraient classés du premier coup selon leur mérite. Ils pourraient très bien le donner plus tard à une revue. Et les premiers confidents de ce trait d’esprit, le lisant ensuite, seraient flattés rétrospectivement d’en avoir eu la primeur.
Lemaitre, malgré tout son esprit, leur semblait inconséquent, irrévérencieux, tantôt pédant et tantôt bourgeois; il exécutait trop souvent la palinodie. Son style surtout était lâché, mais la difficulté d’improviser à dates fixes et si rapprochées doit l’absoudre. Quant à France, il écrit