Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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II – Les amies de la comtesse Myrto
Myrto, spirituelle, bonne et jolie, mais qui donne dans le chic, préfère à ses autres amies Parthénis, qui est duchesse et plus brillante qu’elle; pourtant elle se plaît avec Lalagé, dont l’élégance égale exactement la sienne, et n’est pas indifférente aux agréments de Cléanthis, qui est obscur et ne prétend pas à un rang éclatant. Mais qui Myrto ne peut souffrir, c’est Doris; la situation mondaine de Doris est un peu moindre que celle de Myrto, et elle recherche Myrto, comme Myrto fait de Parthénis, pour sa plus grande élégance.
Si nous remarquons chez Myrto ces préférences et cette antipathie, c’est que la duchesse Parthénis non seulement procure un avantage à Myrto, mais encore ne peut l’aimer que pour elle-même; que Lalagé peut l’aimer pour elle-même et qu’en tout cas étant collègues et de même grade, elles ont besoin l’une de l’autre; c’est enfin qu’à chérir Cléanthis, Myrto sent avec orgueil qu’elle est capable de se désintéresser, d’avoir un goût sincère, de comprendre et d’aimer, qu’elle est assez élégante pour se passer au besoin de l’élégance. Tandis que Doris ne s’adresse qu’à ses désirs de chic, sans être en mesure de les satisfaire; qu’elle vient chez Myrto, comme un roquet près d’un mâtin dont les os sont comptés, pour tâter de ses duchesses, et si elle peut, en enlever une; que, déplaisant comme Myrto par une disproportion fâcheuse entre son rang et celui où elle aspire, elle lui présente enfin l’image de son vice. L’amitié que Myrto porte à Parthénis, Myrto la reconnaît avec déplaisir dans les égards que lui marque Doris. Lalagé, Cléanthis même lui rappelaient ses rêves ambitieux, et Parthénis au moins commençait de les réaliser: Doris ne lui parle que de sa petitesse. Aussi, trop irritée pour jouer le rôle amusant de protectrice, elle éprouve à l’endroit de Doris les sentiments qu’elle, Myrto, inspirerait précisément à Parthénis, si Parthénis n’était pas au-dessus du snobisme: elle la hait.
III – Heldémone, Adelgise, Ercole
Témoin d’une scène un peu légère, Ercole n’ose la raconter à la duchesse Adelgise, mais n’a pas même scrupule devant la courtisane Heldémone.
«Ercole, s’écrie Adelgise, vous ne croyez pas que je puisse entendre cette histoire? Ah! je suis bien sûre que vous agiriez autrement avec la courtisane Heldémone; vous me respectez: vous ne m’aimez pas.»
«Ercole, s’écrie Heldémone, vous n’avez pas la pudeur de me taire cette histoire? Je vous en fais juge; en useriez-vous ainsi avec la duchesse Adelgise? Vous ne me respectez pas: vous ne pouvez donc m’aimer.»
IV – L’inconstant
Fabrice qui veut, qui croit aimer Béatrice à jamais, songe qu’il a voulu, qu’il a cru de même quand il aimait, pour six mois, Hippolyta, Barbara ou Clélie. Alors il essaye de trouver dans les qualités réelles de Béatrice une raison de croire que, sa passion finie, il continuera à fréquenter chez elle, la pensée qu’un jour il vivrait sans la voir étant incompatible avec un sentiment qui a l’illusion de son éternité. Puis, égoïste avisé, il ne voudrait pas se dévouer ainsi, tout entier, avec ses pensées, ses actions, ses intentions de chaque minute, et ses projets pour tous les avenirs, à la compagne de quelques-unes seulement de ses heures, Béatrice a beaucoup d’esprit et juge bien: «Quel plaisir, quand j’aurai cessé de l’aimer, j’éprouverai à causer avec elle des autres, d’elle-même, de mon défunt amour pour elle…» (qui revivrait ainsi, converti en amitié plus durable, il espère). Mais, sa passion pour Béatrice finie, il reste deux ans sans aller chez elle, sans en avoir envie, sans souffrir de ne pas en avoir envie. Un jour qu’il est forcé d’aller la voir, il maugrée, reste dix minutes. C’est qu’il rêve nuit et jour à Giulia, qui est singulièrement dépourvue d’esprit, mais dont les cheveux pâles sentent bon comme une herbe fine, et dont les yeux sont innocents comme deux fleurs.
V
La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d’une grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les vices, encore qu’elles n’en exercent aucun publiquement et qu’on n’en puisse affirmer d’elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit, dans des jardins.
VI – Cires perdues
I
Je vous vis tout à l’heure pour la première fois, Cydalise, et j’admirai d’abord vos cheveux blonds, qui mettaient comme un petit casque d’or sur votre tête enfantine, mélancolique et pure. Une robe d’un velours rouge un peu pâle adoucissait encore cette tête singulière dont les paupières baissées paraissaient devoir sceller à jamais le mystère. Mais vous élevâtes vos regards; ils s’arrêtèrent sur moi, Cydalise, et dans les yeux que je vis alors semblait avoir passé la fraîche pureté des matins, des eaux courantes aux premiers beaux jours. C’étaient comme des yeux qui n’auraient jamais rien regardé de ce que tous les yeux humains ont accoutumé à refléter, des yeux vierges encore d’expérience terrestre. Mais à vous mieux regarder, vous exprimiez surtout quelque chose d’aimant et de souffrant, comme d’une à qui ce qu’elle aurait voulu eût été refusé, dés avant sa naissance, par les fées. Les étoffes mêmes prenaient sur vous une grâce douloureuse, s’attristaient sur vos bras surtout, vos bras juste assez découragés pour rester simples et charmants.
Puis j’imaginais de vous comme d’une princesse venue de très loin, à travers les siècles, qui s’ennuyait ici pour toujours avec une langueur résignée, princesse aux vêtements d’une harmonie ancienne et rare et dont la contemplation serait vite devenue pour les yeux une douce et enivrante habitude.
J’aurais voulu vous faire raconter vos rêves, vos ennuis. J’aurais voulu vous voir tenir dans la main quelque hanap, ou plutôt une de ces buires d’une forme si fière et si triste et qui, vides aujourd’hui dans nos musées, élevant avec une grâce inutile une coupe épuisée, furent autrefois, comme vous, la fraîche volupté des tables de Venise dont un peu des dernières violettes et des dernières roses semble flotter encore dans le courant limpide du verre écumeux et troublé.
II
«Comment pouvez-vous préférer Hippolyta aux cinq autres que je viens de dire et qui sont les plus incontestables beautés de Vérone? D’abord, elle a le nez trop long et trop busqué.» – Ajoutez qu’elle a la peau trop fine, et la lèvre supérieure trop mince, ce qui tire trop sa bouche par le haut quand elle rit, en fait un angle très aigu. Pourtant son rire m’impressionne infiniment, et les profils les plus purs me laissent froid auprès de la ligne de son nez trop busquée à votre avis, pour moi si émouvante et qui rappelle l’oiseau. Sa tête aussi est un peu d’un oiseau, si longue du front à la nuque blonde, plus encore ses yeux perçants et doux. Souvent, au théâtre, elle est accoudée à l’appui de sa loge; son bras ganté de blanc jaillit tout droit, jusqu’au menton, appuyé sur les phalanges de la main. Son corps parfait enfle ses coutumières gazes blanches comme des ailes reployées. On pense à un oiseau qui rêve sur une patte élégante et grêle. Il est charmant aussi de voir son éventail de plume palpiter près d’elle et battre de son aile blanche. Je n’ai jamais pu rencontrer ses fils ou ses neveux, qui tous ont comme elle le nez busqué, les lèvres minces, les yeux perçants, la peau trop fine, sans être troublé en reconnaissant sa race sans doute issue d’une déesse et d’un oiseau. À travers la métamorphose qui enchaîne aujourd’hui quelque désir ailé à cette forme de femme, je reconnais la petite tête