Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust

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qui sur la jetée tiraient la corde, partait. Un beau mousse d’une quinzaine d’années se penchait à l’avant, tout au bord; à chaque vague, un croyait qu’il allait tomber dans l’eau, mais il se tenait ferme sur ses jambes solides. Il tendait le filet pour ramener le poisson et tenait une pipe chaude entre ses lèvres salées par le vent. Et le même vent qui enflait la voile venait rafraîchir les joues de Baldassare et fit voler un papillon dans la chambre. Il détourna la tête pour ne plus voir cette image heureuse des plaisirs qu’il avait passionnément aimés et qu’il ne goûterait plus. Il regarda le port: un trois-mâts appareillait.

      «C’est le bateau qui part pour les Indes», dit Jean Galeas.

      Baldassare ne distinguait pas les gens debout sur le pont qui levaient des mouchoirs, mais il devinait la soif d’inconnu qui altérait leurs yeux; ceux-là avaient encore beaucoup à vivre, à connaître, à sentir. On leva l’ancre, un cri s’éleva, et le bateau s’ébranla sur la mer sombre vers l’occident ou, dans une brume dorée, la lumière mêlait les petits bateaux et les nuages et murmurait aux voyageurs des promesses irrésistibles et vagues.

      Baldassare fit fermer les fenêtres de ce côté de la rotonde et ouvrir celles qui donnaient sur les pâturages et les bois. Il regarda les champs, mais il entendait encore le cri d’adieu poussé sur le trois-mâts, et il voyait le mousse, la pipe entre les dents, qui tendait ses filets.

      La main de Balilassare remuait fiévreusement. Tout à coup il entendit un petit bruit argentin, imperceptible et profond comme un battement de coeur. C’était le son des cloches d’un village extrêmement éloigné, qui, par la grâce de l’air si limpide ce soir-là et de la brise propice, avait traversé bien des lieues de plaines et de rivières avant d’arriver jusqu’à lui pour être recueilli par son oreille fidèle. C’était une voix présente et bien ancienne; maintenant il entendait son coeur battre avec leur vol harmonieux, suspendu au moment où elles semblent aspirer le son, et s’exhalant après longuement et faiblement avec elles. A toutes les époques de sa vie, dès qu’il entendait le son lointain des cloches, il se rappelait malgré lui leur douceur dans l’air du soir, quand, petit enfant encore, il rentrait au château, par les champs.

      A ce moment, le médecin fit approcher tout le monde, ayant dit:

      «C’est la fin!» Baldassare reposait, les yeux fermés, et son coeur écoutait les cloches que son oreille paralysée par la mort voisine n’entendait plus. Il revit sa mère quand elle l’embrassait en rentrant, puis quand elle le couchait le soir et réchauffait ses pieds dans ses mains, restant près de lui s’il ne pouvait pas s’endormir; il se rappela son Robinson Crusoé et les soirées au jardin quand sa soeur chantait, les paroles de son précepteur qui prédisait qu’il serait un jour un grand musicien, et l’émotion de sa mère alors, qu’elle s’efforçait en vain de cacher.

      Maintenant il n’était plus temps de réaliser l’attente passionnée de sa mère et de sa soeur qu’il avait si cruellement trompée. Il revit le grand tilleul sous lequel il s’était fiancé et le jour de la rupture de ses fiançailles, où sa mère seule avait su le consoler. Il crut embrasser sa vieille bonne et tenir son premier violon. Il revit tout cela dans un lointain lumineux doux et triste comme celui que les fenêtres du côté des champs regardaient sans le voir.

      Il revit tout cela, et pourtant deux secondes ne s’étaient pas écoulées depuis que le docteur écoutant son coeur avait dit:

      «C’est la fin!» Il se releva en disant:

      «C’est fini!» Alexis, sa mère et Jean Galeas se mirent à genoux avec le duc de Parme qui venait d’arriver. Les domestiques pleuraient devant la porte ouverte.

Octobre 1894FIN de La Mort De Baldassare Silvande

      Violante Ou La Mondanité

      «Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du monde…

      Ne désirez point de paraître devant les grands.»

IMITATION DE JESUS CHRIST, Liv. I, Ch. VIII

      Henri_Gervex Scène de café à Paris1877

      Chapitre I – Enfance méditative de Violante

      La vicomtesse de Styrie était généreuse et tendre et toute pénétrée d’une grâce qui charmait. L’esprit du vicomte son mari était extrêmement vif, et les traits de sa figure d’une régularité admirable. Mais le premier grenadier verni était plus sensible et moins vulgaire. Ils élevèrent loin du monde, dans le rustique domaine de Styrie, leur fille Violante, qui, belle et vive comme son père, charitable et mystérieusement séduisante autant que sa mère, semblait unir les qualités de ses parents dans une proportion parfaitement harmonieuse. Mais les aspirations changeantes de son coeur et de sa pensée ne rencontraient pas en elle une volonté qui, sans les limiter, les dirigeât, l’empêchât de devenir leur jouet charmant et fragile. Ce manque de volonté inspirait à la mère de Violante des inquiétudes qui eussent pu, avec le temps, être fécondes, si dans un accident de chasse, la vicomtesse n’avait péri violemment avec son mari, laissant Violante orpheline à l’âge de quinze ans. Vivant presque seule, sous la garde vigilante mais maladroite du vieil Augustin, son précepteur et l’intendant du château de Styrie, Violante, à défaut d’amis, se fit de ses rêves des compagnons charmants et à qui elle promettait alors de rester fidèle toute sa vie. Elle les promenait dans les allées du parc, par la campagne, les accoudait à la terrasse qui, fermant le domaine de Styrie, regarde la mer.

      Élevée par eux comme au-dessus d’elle-même, initiée par eux, Violante sentait tout le visible et pressentait un peu de l’invisible. Sa joie était infinie, interrompue de tristesses qui passaient encore la joie en douceur.

      Chapitre II – Sensualité

      «Ne vous appuyez point sur un roseau

      qu’agite le vent et n’y mettez pas votre confiance,

      car toute chair est comme l’herbe

      et sa gloire passe comme la fleur des champs.»

IMITATION DE JESUS CHRIST

      Sauf Augustin et quelques enfants du pays, Violante ne voyait personne. Seule une soeur puînée de sa mère, qui habitait Julianges, château situé à quelques heures de distance, visitait quelquefois Violante. Un jour qu’elle allait ainsi voir sa nièce, un de ses amis l’accompagna. Il s’appelait Honoré et avait seize ans. Il ne plut pas à Violante, mais revint. En se promenant dans une allée du parc, il lui apprit des choses fort inconvenantes dont elle ne se doutait pas. Elle en éprouva un plaisir très doux, mais dont elle eut honte aussitôt. Puis, comme le soleil s’était couché et qu’ils avaient marché longtemps, ils s’assirent sur un banc, sans doute pour regarder les reflets dont le ciel rose adoucissait la mer.

      Honoré se rapprocha de Violante pour qu’elle n’eût froid, agrafa sa fourrure sur son cou avec une ingénieuse lenteur et lui proposa d’essayer de mettre en pratique avec son aide les théories qu’il venait de lui enseigner dans le parc.

      Il voulut lui parler tout bas, approcha ses lèvres de l’oreille de Violante qui ne la retira pas; mais ils entendirent du bruit dans la feuillée.

      «Ce n’est rien, dit tendrement Honoré. – C’est ma tante», dit Violante. C’était le vent. Mais Violante qui s’était levée, rafraîchie fort à propos par ce vent, ne voulut point se rasseoir et prit congé d’Honoré, malgré ses prières. Elle eut des remords, une crise de nerfs, et deux jours de suite fut très longue à s’endormir. Son souvenir lui était un oreiller brûlant qu’elle retournait sans cesse.

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