Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust

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d’Alexis, le vicomte de Sylvanie était parti pour le château voisin où il devait passer trois ou quatre semaines et où la présence de nombreux invités pouvait distraire la tristesse qui suivait souvent ses crises.

      Bientôt tous les plaisirs s’y résumèrent pour lui dans la compagnie d’une jeune femme qui les lui doublait en les partageant. Il crut sentir qu’elle l’aimait, mais garda pourtant quelque réserve avec elle: il la savait absolument pure, attendant impatiemment d’ailleurs l’arrivée de son mari; puis il n’était pas sûr de l’aimer véritablement et sentait vaguement quel péché ce serait de l’entraîner à mal faire. A quel moment leurs rapports avaient-ils été dénaturés, il ne put jamais se le rappeler.

      Maintenant, comme en vertu d’une entente tacite, et dont il ne pouvait déterminer l’époque, il lui baisait les poignets et lui passait la main autour du cou. Elle paraissait si heureuse qu’un soir il fit plus: il commença par l’embrasser; puis il la caressa longuement et de nouveau l’embrassa sur les yeux, sur la joue, sur la lèvre, dans le cou, aux coins du nez. La bouche de la jeune femme allait en souriant au-devant des caresses, et ses regards brillaient dans leurs profondeurs comme une eau tiède de soleil.

      Les caresses de Baldassare cependant étaient devenues plus hardies; à un moment il la regarda; il fut frappé de sa pâleur, du désespoir infini qu’exprimaient son front mort, ses yeux navrés et las qui pleuraient, en regards plus tristes que des larmes, comme la torture endurée pendant une mise en croix ou après la perte irréparable d’un être adoré. Il la considéra un instant; et alors dans un effort suprême elle leva vers lui ses yeux suppliants qui demandaient grâce, en même temps que sa bouche avide, d’un mouvement inconscient et convulsif, redemandait des baisers.

      Repris tous deux par le plaisir qui flottait autour d’eux dans le parfum de leurs baisers et le souvenir de leurs caresses, ils se jetèrent l’un sur l’autre en fermant désormais les yeux, ces yeux cruels qui leur montraient la détresse de leurs âmes, ils ne voulaient pas la voir et lui surtout fermait les yeux de toutes ses forces comme un bourreau pris de remords et qui sent que son bras tremblerait au moment de frapper sa victime, si au lieu de l’imaginer encore excitante pour sa rage et le forçant à l’assouvir, il pouvait la regarder en face et ressentir un moment sa douleur.

      La nuit était venue et elle était encore dans sa chambre, les yeux vagues et sans larmes. Elle partit sans lui dire un mot, en baisant sa main avec une tristesse passionnée.

      Lui pourtant ne pouvait dormir et s’il s’assoupissait un moment, frissonnait en sentant levés sur lui les yeux suppliants et désespérés de la douce victime.

      Tout à coup, il se la représenta telle qu’elle devait être maintenant, ne pouvant dormir non plus et se sentant si seule.

      Il s’habilla, marcha doucement jusqu’à sa chambre, n’osant pas faire de bruit pour ne pas la réveiller si elle dormait, n’osant pas non plus rentrer dans sa chambre à lui où le ciel et la terre et son âme l’étouffaient de leur poids. Il resta là, au seuil de la chambre de la jeune femme, croyant à tout moment qu’il ne pourrait se contenir un instant de plus et qu’il allait entrer; puis, épouvanté à la pensée de rompre ce doux oubli qu’elle dormait d’une haleine dont il percevait la douceur égale, pour la livrer cruellement au remords et au désespoir, hors des prises de qui elle trouvait un moment le repos, il resta là au seuil, tantôt assis, tantôt à genoux, tantôt couché. Au matin, il rentra dans sa chambre, frileux et calmé, dormit longtemps et se réveilla plein de bien-être.

      Ils s’ingénièrent réciproquement à rassurer leurs consciences, ils s’habituèrent aux remords qui diminuèrent, au plaisir qui devint aussi moins vif, et, quand il retourna en Sylvanie, il ne garda comme elle qu’un souvenir doux et un peu froid de ces minutes enflammées et cruelles.

      III

      «Sa jeunesse lui fait du bruit, il n’entend pas.»

MME DE SÉVIGNÉ

      Quand Alexis, le jour de ses quatorze ans, alla voir son oncle Baldassare, il ne sentit pas se renouveler, comme il s’y était attendu, les violentes émotions de l’année précédente. Les courses incessantes sur le cheval que son oncle lui avait donné, en développant ses forces avaient lassé son énervement et avivaient en lui ce sentiment continu de la bonne santé, qui s’ajoute alors à la jeunesse, comment la conscience obscure de la profondeur, de ses ressources et de la puissance de son allégresse. A sentir, sous la brise éveillée par son galop, sa poitrine gonflée comme une voile, son corps brûlant comme un feu l’hiver et son front aussi frais que les feuillages fugitifs qui le ceignaient au passage, à raidir en rentrant son corps sous l’eau froide ou à le délasser longuement pendant les digestions savoureuses, il exaltait en lui ces puissances de la vie qui, après avoir été l’orgueil tumultueux de Baldassare, s’étaient à jamais retirées de lui pour aller réjouir des âmes plus jeunes, qu’un jour pourtant elles déserteraient aussi. Rien en Alexis ne pouvait plus défaillir de la faiblesse de son oncle, mourir à sa fin prochaine. Le bourdonnement joyeux de son sang dans ses veines et de ses désirs dans sa tête l’empêchait d’entendre les plaintes exténuées du malade. Alexis était entré dans cette période ardente où le corps travaille si robustement à élever ses palais entre lui et l’âme qu’elle semble bientôt avoir disparu jusqu’au jour où la maladie ou le chagrin ont lentement miné la douloureuse fissure au bout de laquelle elle réapparaît.

      Il s’était habitué à la maladie mortelle de son oncle comme à tout ce qui dure autour de nous, et bien qu’il vécût encore, parce qu’il lui avait fait pleurer une fois ce que nous font pleurer les morts, il avait agi avec lui comme avec un mort, il avait commencé à oublier.

      Quand son oncle lui dit ce jour-là: «Mon petit Alexis, je te donne la voiture en même temps que le second cheval», il avait compris que son oncle pensait:

      «parce que sans cela tu risquerais de ne jamais avoir la voiture», et il savait que c’était une pensée extrêmement triste. Mais il ne la sentait pas comme telle, parce que actuellement il n’y avait plus de place en lui pour la tristesse profonde.

      Quelques jours après, il fut frappé dans une lecture par le portrait d’un scélérat que les plus touchantes tendresses d’un mourant qui l’adorait n’avaient pas ému.

      Le soir venu, la crainte d’être le scélérat dans lequel il avait cru se reconnaître l’empêcha de s’endormir. Mais le lendemain, il fit une si belle promenade à cheval, travailla si bien, se sentit d’ailleurs tant de tendresse pour ses parents vivants qu’il recommença à jouir sans scrupules et à dormir sans remords.

      Cependant le vicomte de Sylvanie, qui commençait à ne plus pouvoir marcher, ne sortait plus guère du château.

      Ses amis et ses parents passaient toute la journée avec lui, et il pouvait avouer la folie la plus blâmable, la dépense la plus absurde, faire montre du paradoxe ou laisser entrevoir le défaut le plus choquant sans que ses parents lui fissent des reproches, que ses amis se permissent une plaisanterie ou une contradiction. Il semblait que tacitement on lui eût ôté la responsabilité de ses actes et de ses paroles. Il semblait surtout qu’on voulût l’empêcher d’entendre à force de les ouater de douceur, sinon de les vaincre par des caresses, les derniers grincements de son corps que quittait la vie.

      Il passait de longues et charmantes heures couché en tête à tête avec soi-même, le seul convive qu’il eût négligé d’inviter à souper pendant sa vie. Il éprouvait à parer son corps dolent, à accouder sa résignation à la fenêtre en regardant la mer, une joie mélancolique. Il environnait des images de ce monde dont il était encore tout plein, mais que l’éloignement, en l’en détachant déjà, lui rendait vagues et belles, la scène de sa mort, depuis

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