Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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Les émotions, les fatigues de Baldassare pendant la maladie de sa belle-soeur avaient précipité la marche de la sienne. Il venait d’apprendre de son confesseur qu’il n’avait plus un mois à vivre; il était dix heures du matin, il pleuvait à verse. Une voiture s’arrêta devant le château. C’était la duchesse Oliviane. Il s’était dit alors qu’il ornait harmonieusement les scènes de sa mort:
«… Ce sera par une claire soirée. Le soleil sera couché, et la mer qu’on apercevra entre les pommiers sera mauve. Légers comme de claires couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses flotteront à l’horizon…» Ce fut à dix heures du matin, sous un ciel bas et sale, par une pluie battante, que vint la duchesse Oliviane; et fatigué par son mal, tout entier à des intérêts plus élevés, et ne sentant plus la grâce des choses qui jadis lui avaient paru le prix, le charme et la gloire raffinée de la vie, il demanda qu’on dît à la duchesse qu’il était trop faible.
Elle fit insister, mais il ne voulut pas la recevoir.
Ce ne fut même pas par devoir: elle ne lui était plus rien. La mort avait vite fait de rompre ces liens dont il redoutait tant depuis quelques semaines l’esclavage. En essayant de penser à elle, il ne vit rien apparaître aux yeux de son esprit: ceux de son imagination et de sa vanité s’étaient clos.
Pourtant, une semaine à peu près avant sa mort, l’annonce d’un bal chez la duchesse de Bohême où Pia devait conduire le cotillon avec Castruccio qui partait le lendemain pour le Danemark, réveilla furieusement sa jalousie. Il demanda qu’on fit venir Pia; sa belle-soeur résista un peu; il crut qu’on l’empêchait de la voir, qu’on le persécutait, se mit en colère, et pour ne pas le tourmenter, on la fit chercher aussitôt.
Quand elle arriva, il était tout à fait calme, mais d’une tristesse profonde. Il l’attira près de son lit et lui parla tout de suite du bal de la duchesse de Bohême. Il lui dit:
«Nous n’étions pas parents, vous ne porterez pas mon deuil, mais je veux vous adresser une prière: n’allez pas à ce bal, promettez-le-moi.» Ils se regardaient dans les yeux, se montrant au bord des prunelles leurs âmes, leurs âmes mélancoliques et passionnées que la mort n’avait pu réunir.
Il comprit son hésitation, contracta douloureusement ses lèvres et doucement lui dit:
«Oh! ne promettez plutôt pas! ne manquez pas à une promesse faite à un mourant. Si vous n’êtes pas sûre de vous, ne promettez pas.
– Je ne peux pas vous le promettre, je ne l’ai pas vu depuis deux mois et ne le reverrai peut-être jamais; je resterais inconsolable pour l’éternité de n’avoir pas été à ce bal.
– Vous avez raison, puisque vous l’aimez, qu’on peut mourir… et que vous vivez encore de toutes vos forces…
Mais vous ferez un peu pour moi; sur le temps que vous passerez à ce bal, prélevez celui que, pour dérouter les soupçons, vous auriez été obligée de passer avec moi.
Invitez mon âme à se souvenir quelques instants avec vous, ayez quelque pensée pour moi.
– J’ose à peine vous le promettre, le bal durera si peu.
En ne le quittant pas, j’aurai à peine le temps de le voir.
Je vous donnerai un moment tous les jours qui suivront.
– Vous ne le pourrez pas, vous m’oublierez; mais si, après un an, hélas! plus peut-être, une lecture triste, une mort, une soirée pluvieuse vous font penser à moi, quelle charité vous me ferez! Je ne pourrai plus jamais, jamais vous voir… qu’en âme, et pour cela il faudrait que nous pensions l’un à l’autre ensemble.
Moi je penserai à vous toujours pour que mon âme vous soit sans cesse ouverte s’à vous plaisait d’y entrer. Mais que l’invitée se fera longtemps attendre! Les pluies de novembre auront pourri les fleurs de ma tombe, juin les aura brûlées et mon âme pleurera toujours d’impatience. Ah! j’espère qu’un jour la vue d’un souvenir, le retour d’un anniversaire, la pente de vos pensées mènera votre mémoire aux alentours de ma tendresse; alors ce sera comme si je vous avais entendue, aperçue, un enchantement aura tout fleuri pour votre venue. Pensez au mort. Mais, hélas! puis-je espérer que la mort et votre gravité accompliront ce que la vie avec ses ardeurs, et nos larmes, et nos gaietés, et nos lèvres n’avaient pu faire.»
V
«Voilà un noble coeur qui se brise. «Bonne nuit, aimable prince, et que les essaims d’anges bercent en chantant ton sommeil.»
Cependant une fièvre violente accompagnée de délire ne quittait plus le vicomte; on avait dressé son lit dans la vaste rotonde où Alexis l’avait vu le jour de ses treize ans, l’avait vu si joyeux encore, et d’où le malade pouvait regarder à la fois la mer, la jetée du port et de l’autre côté les pâturages et les bois. De temps en temps, il se mettait à parler; mais ses paroles ne portaient plus la trace des pensées d’en haut qui, pendant les dernières semaines, l’avaient purifié de leur visite. Dans des imprécations violentes contre une personne invisible qui le plaisantait, il répétait sans cesse qu’il était le premier musicien du siècle et le plus grand seigneur de l’univers.
Puis, soudain calmé, il disait à son cocher de le mener dans un bouge, de faire seller les chevaux pour la chasse.
Il demandait du papier à lettres pour convier à dîner tous les souverains d’Europe à l’occasion de son mariage avec la soeur du duc de Parme; effrayé de ne pouvoir payer une dette de jeu, il prenait le couteau à papier placé près de son lit et le braquait devant lui comme un revolver.
Il envoyait des messagers s’informer si l’homme de police qu’il avait rossé la nuit dernière n’était pas mort et il disait en riant, à une personne dont il croyait tenir la main, des mots obscènes. Ces anges exterminateurs qu’on appelle Volonté, Pensée, n’étaient plus là pour faire rentrer dans l’ombre les mauvais esprits de ses sens et les basses émanations de sa mémoire. Au bout de trois jours, vers cinq heures, il se réveilla comme d’un mauvais rêve dont on n’est pas responsable, mais dont on se souvient vaguement. Il demanda si des amis de ces parents avaient été près de lui pendant ces heures où il n’avait donné l’image que de la partir infime, la plus ancienne et la plus morte de lui-même, et il pria, s’il était repris par le délire, qu’on les fit immédiatement sortir et qu’on ne les laissât rentrer que quand il aurait repris connaissance.
Il leva les yeux autour de lui dans la chambre, et regarda en souriant son chat noir qui, monté sur un vase de Chine, jouait avec un chrysanthème et respirait la fleur avec un geste de mime. Il fit sortir tout le monde et s’entretint longuement avec le prêtre qui le veillait. Pourtant, il refusa de communier et demanda au médecin de dire que l’estomac n’était plus en état de supporter l’hostie. Au bout d’une heure il fit dire à sa belle-soeur et à Jean Galeas de rentrer. Il dit:
«Je suis résigné, je suis heureux de mourir et d’aller devant Dieu.»
L’air était si doux qu’on ouvrit les fenêtres qui regardaient la mer sans la voir, et à