Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust

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de leur dernier entretien:

      «… Le soleil était couché, et la mer qu’on apercevait à travers les pommiers était mauve.

      Légers comme de claires couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses flottaient à l’horizon. Une file mélancolique de peupliers plongeait dans l’ombre, la tête résignée dans un rose d’église; les derniers rayons, sans toucher leurs troncs, teignaient leurs branches, accrochant à ces balustrades d’ombre des guirlandes de lumière. La brise mêlait les trois odeurs de la mer, des feuilles humides et du lait. Jamais la campagne de Sylvanie n’avait adouci de plus de volupté la mélancolie du soir.

      «Je vous ai beaucoup aimé, mais je vous ai peu donné, mon pauvre ami, lui dit-elle.

      « – Que dites-vous, Oliviane? Comment, vous m’avez peu donné? Vous m’avez d’autant plus donné que je vous demandais moins et bien plus en vérité que si les sens avaient eu quelque part dans notre tendresse. Surnaturelle comme une madone, douce comme une nourrice, je vous ai adorée et vous m’avez bercé. Je vous aimais d’une affection dont aucune espérance de plaisir charnel ne venait concerter la sagacité sensible. Ne m’apportiez-vous pas en échange une amitié incomparable, un thé exquis, une conversation naturellement ornée, et combien de touffes de roses fraîches. Vous seule avez su de vos mains maternelles et expressives rafraîchir moi front brûlant de fièvre, couler du miel entre mes lèvres flétries, mettre dans ma vie de nobles images.

      «Chère amie, donnez-moi vos mains que je les baise…»

      Seule l’indifférence de Pia, petite princesse syracusaine, qu’il aimait encore avec tous ses sens et avec son coeur et qui s’était éprise pour Castruccio d’un amour invincible et furieux, le rappelait de temps en temps à une réalité plus cruelle, mais qu’il s’efforçait d’oublier.

      Jusqu’aux derniers jours, il avait encore été quelquefois dans des fêtes où, en se promenant à son bras, il croyait humilier son rival; mais là même, pendant qu’il marchait à côté d’elle, il sentait ses yeux profonds distraits d’un autre amour que seule sa pitié pour le malade lui faisait essayer de dissimuler. Et maintenant, cela même il ne le pouvait plus. L’incohérence des mouvements de ses jambes était devenue telle qu’il ne pouvait plus sortir. Mais elle venait souvent le voir, et comme si elle était entrée dans la grande conspiration de douceur des autres, elle lui parlait sans cesse avec une tendresse ingénieuse que ne démentait plus jamais comme autrefois le cri de son indifférence ou l’aveu de sa colère. Et plus que de toutes les autres, il sentait l’apaisement de cette douceur s’étendre sur lui et le ravir.

      Mais voici qu’un jour, comme il se levait de sa chaise pour aller à table, son domestique étonné le vit marcher beaucoup mieux. Il fit demander le médecin qui attendit pour se prononcer. Le lendemain il marchait bien. Au bout de huit jours, il lui permit de sortir. Ses parents et ses amis conçurent alors un immense espoir. Le médecin crut que peut-être une simple maladie nerveuse guérissable avait affecté d’abord les symptômes de la paralysie générale, qui maintenant, en effet, commençaient à disparaître. Il présenta ses doutes à Baldassare comme une certitude et lui dit:

      «Vous êtes sauvé!» Le condamné à mort laissa paraître une joie émue en apprenant sa grâce. Mais, au bout de quelque temps, le mieux s’étant accentué, une inquiétude aiguë commença à percer sous sa joie qu’avait déjà affaiblie une si courte habitude. A l’abri des intempéries de la vie, dans cette propice atmosphère de douceur ambiante, de calme forcé et de libre méditation, avait obscurément commencé de germer en lui le désir de la mort. Il était loin de s’en douter encore et sentit seulement un vague effroi à la pensée de recommencer à vivre, à essuyer les coups dont il avait perdu l’habitude et de perdre les caresses dont on l’avait entouré. Il sentit aussi confusément qu’il serait mal de s’oublier dans le plaisir ou dans l’action, maintenant qu’il avait fait connaissance avec lui-même, avec le fraternel étranger qui, tandis qu’il regardait les barques sillonner la mer, avait conversé avec lui pendant des heures, et si loin, et si près, en lui-même. Comme si maintenant il sentait un nouvel amour natal encore inconnu s’éveiller en lui, ainsi qu’en un jeune homme qui aurait été trompé sur le lieu de sa patrie première, il éprouvait la nostalgie de la mort, où c’était d’abord comme pour un éternel exil qu’il s’était senti partir.

      Il émit une idée, et Jean Galeas, qui le savait guéri, le contredit violemment et le plaisanta. Sa belle-soeur, qui depuis deux mois venait le matin et le soir resta deux jours sans venir le voir. C’en était trop!

      Il y avait trop longtemps qu’il s’était déshabitué du bât de la vie, il ne voulait plus le reprendre. C’est qu’elle ne l’avait pas ressaisi par ses charmes. Ses forces revinrent et avec elles tous ses désirs de vivre; il sortit, recommença à vivre et mourut une deuxième fois à lui-même. Au bout d’un mois, les symptômes de la paralysie générale reparurent.

      Peu à peu, comme autrefois, la marche lui devint difficile, impossible, assez progressivement pour qu’il pût s’habituer à son retour vers la mort et avoir le temps de détourner la tête. La rechute n’eut même pas la vertu qu’avait eue la première attaque vers la fin de laquelle il avait commencé à se détacher de la vie, non pour la voir encore dans sa réalité, mais pour la regarder, comme un tableau. Maintenant, au contraire, il était de plus en plus vaniteux, irascible, brûlé du regret des plaisirs qu’il ne pouvait plus goûter.

      Sa belle-soeur, qu’il aimait tendrement, mettait seule un peu de douceur dans sa fin en venant plusieurs fois par jour avec Alexis.

      Une après-midi qu’elle allait voir le vicomte, presque au moment d’arriver chez lui, ses chevaux prirent peur; elle fut projetée violemment à terre, foulée par un cavalier, qui passait au galop, et emportée chez Baldassare sans connaissance, le crâne ouvert.

      Le cocher, qui n’avait pas été blessé, vint tout de suite annoncer l’accident au vicomte, dont la figure jaunit. Ses dents s’étaient serrées, ses yeux luisaient débordant de l’orbite, et, dans un accès de colère terrible, il invectiva longtemps le cocher; mais il semblait que les éclats de sa violence essayaient de dissimuler un appel douloureux qui, dans leurs intervalles, se laissait doucement entendre. On eût dit qu’un malade se plaignait à côté du vicomte furieux. Bientôt cette plainte, faible d’abord, étouffa les cris de sa colère, et il tomba en sanglotant sur une chaise.

      Puis il voulut se faire laver la figure pour que sa belle-soeur ne fût pas inquiétée par les traces de son chagrin. Le domestique secoua tristement la tête, la malade n’avait pas repris connaissance. Le vicomte passa deux jours et deux nuits désespérés auprès de sa belle-soeur. A chaque instant, elle pouvait mourir. La seconde nuit, on tenta une opération hasardeuse. Le matin du troisième jour, la fièvre était tombée, et la malade regardait en souriant Baldassare qui, ne pouvant plus contenir ses larmes, pleurait de joie sans s’arrêter. Quand la mort était venue à lui peu à peu il n’avait pas voulu la voir; maintenant il s’était trouvé subitement en sa présence.

      Elle l’avait épouvanté en menaçant ce qu’il avait de plus cher; il l’avait suppliée, il l’avait fléchie.

      Il se sentait fort et libre, fier de sentir que sa propre vie ne lui était pas précieuse autant que celle de sa belle-soeur, et qu’il éprouvait autant de mépris pour elle que l’autre lui avait inspiré de pitié. C’était la mort maintenant qu’il regardait en face, et non les scènes qui entoureraient sa mort. Il voulait rester tel jusqu’à la fin, ne plus être repris par le mensonge, qui, en voulant lui faire une belle et célèbre agonie, aurait mis le comble à ses profanations en souillant les mystères de sa mort comme il lui avait dérobé les mystères de sa vie.

      IV

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