En dialogue avec le monde. Andrea Franc

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En dialogue avec le monde - Andrea Franc

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Tandis que les huguenots ouvrent des manufactures de rubans de soie, des banques et des ateliers d’horlogerie, les commissions économiques perdurent et veillent à la mise en place des institutions nécessaires au bon fonctionnement de l’activité économique. Jusqu’au XVIIIe siècle, les directoires commerciaux cantonaux se retrouvent ainsi chargés du service postal, établissent des règlements, ouvrent des tribunaux d’arbitrage et agissent comme promoteurs de la recherche et du développement, par exemple par le biais de concours, de prix et de contributions. Les chambres de commerce cantonales deviennent les institutions fixant le cadre de l’industrialisation en Suisse. Le XVIIe siècle apporte une seconde vague de huguenots, principalement en provenance de France, après la révocation en 1685 par le Roi-Soleil Louis XIV de l’édit de Nantes qui concédait des droits et des lieux de refuge aux protestants. Avec cette seconde vague de persécution des protestants, plus de 60 000 réfugiés de France arrivent en quelques années en Suisse, qui compte alors environ un million d’habitants. Des milliers d’autres suivent d’Italie et d’Allemagne. La majorité de ces protestants poursuit toutefois son voyage.

      D’un point de vue économique, l’accueil de réfugiés religieux et la Paix perpétuelle avec la France posent d’importants jalons pour la transformation de la Suisse en nation la plus prospère d’Europe. Si les Pays-Bas dominent encore par le commerce et les sciences, les familles huguenotes transforment la Suisse en une plaque tournante des réseaux bancaires et commerciaux européens qui s’étendent de Genève à Amsterdam et Londres en passant par Bâle. Au XVIIIe siècle, les industries textile et horlogère se développent en Suisse orientale et dans l’Arc jurassien sous la forme de maisons d’édition, reprenant en partie des manufactures textiles qui existent depuis le Moyen-Âge. Les entrepreneurs fournissent les familles paysannes en matières premières comme le coton, importé d’Angleterre, puis exportent vers l’Europe et le Nouveau Monde, Amérique, Asie et Afrique, les cotonnades ainsi confectionnées au coin de la cheminée. Reposant sur un groupement d’États et un pouvoir décisionnel au niveau local et le plus bas possible, le système de l’ancienne Confédération s’avère immunisé contre les écueils institutionnels sur lesquels les grandes puissances européennes se fracassent au début de l’ère moderne : l’absolutisme et le mercantilisme. L’expulsion des huguenots et de nombreux interdits économiques promulgués par le Roi-Soleil, qui règne en monarque absolutiste de 1643 à 1715, précipitent le déclin de la France comme grande puissance économique au niveau européen. Or, la Grande-Bretagne interdit elle aussi la transformation du coton au XVIIIe siècle afin de protéger la production locale de laine, de lin et de chanvre. Ces mauvaises décisions économiques de souverains absolutistes et de planificateurs mercantilistes propulsent alors temporairement la Suisse au rang de premier pays exportateur de produits en coton. Sur le plan intellectuel également, la théorie du mercantilisme s’impose dans toute l’Europe. De fait, nombre de penseurs européens sont convaincus qu’il revient à l’État de diriger l’économie et de protéger les industries.

      En l’absence d’un État centralisé autoritaire, la Suisse est épargnée par les politiques de planification et de protection mercantilistes. Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, elle forme donc un vrai îlot de libre-échange en Europe. Seule la Chambre de commerce de Berne, plus tard Conseil de commerce, tente brièvement une politique économique mercantiliste. Si cela ne porte pas préjudice à l’économie bernoise, c’est parce que l’État de Berne s’est en même temps positionné comme premier investisseur institutionnel d’Europe et connaît un tel succès sur le marché financier de Londres qu’il ne prélève pratiquement pas d’impôts au XVIIIe siècle. En 1798 cependant, l’armée française confisque le trésor public de Berne. Si le Grand Conseil bernois doit surtout sa réussite à ses opérations financières jusqu’à la Révolution française, l’industrialisation de la Suisse s’opère ailleurs : en Suisse orientale et dans le Jura. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les directoires commerciaux et les autorités des différents cantons fédéraux définissent des lois régissant l’exercice d’une activité commerciale, afin de créer un cadre pour les industries textile et horlogère en plein essor. Par ailleurs, les cantons fédéraux coopèrent pour maintenir des droits de douane faibles au sein de la Confédération afin de ne pas renchérir les produits des manufactures suisses. La Confédération est alors comme un tigre d’Asie pour l’Europe, avec ses artisans bien formés produisant à bas prix des produits compétitifs pour le marché mondial.

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      Affiche pour le scrutin sur le Statut horloger de la Société pour le développement de l’économie suisse, 1961.

      La construction économique et politique de l’État suisse est concomitante à la construction de l’identité au niveau idéologique : les Suisses se considèrent comme un peuple de paysans simples et travailleurs, mais un peuple « élu ». Au XVe siècle déjà, dans le « Livre blanc de Sarnen », l’histoire de Guillaume Tell et de la fondation de la Confédération suisse est présentée comme l’allégorie de l’épisode biblique de David contre Goliath. Les Suisses se considèrent comme des paysans pauvres, mais pieux et nobles qui se rebellent contre les seigneurs féodaux européens, tel le berger David contre le géant Goliath. Le modeste fermier sert directement le Seigneur Dieu, il est son homme de main. Parallèlement au déploiement de l’industrialisation et de la finance en Suisse comme nulle part ailleurs en Europe, la Suisse forge son identité nationale de pays de simples paysans et bergers. Cette autodéfinition, la Suisse l’affiche durant la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la défense spirituelle, sous la devise « Schweizerart ist Bauernart » (Par nature, le Suisse est un paysan). Elle façonne aussi sa politique européenne dans la seconde moitié du XXe siècle. Lorsqu’il écrit à son mentor Wilhelm Röpke, professeur d’économie enseignant à Genève, Gerhard Winterberger, directeur de l’Union suisse du commerce et de l’industrie (Vorort), signe « Ihr Hirtenknabe » (votre jeune berger), s’attribuant ainsi sans détour le rôle de David. Les écrits de Winterberger assignent par ailleurs le rôle de Goliath aux grandes puissances européennes environnantes et à la CEE en cours de formation : en 1960, il précise ainsi qu’une adhésion à la CEE « porterait un coup mortel à la Suisse et anéantirait notre mode de vie politique ». Selon lui, l’« habitus spirituel des paysans de montagne » a contribué au succès de la Suisse à travers les siècles, tandis que la noblesse européenne méprise les Suisses, ces rustres, tout en enviant la liberté des paysans de montagne helvétiques. Dans son drame « Guillaume Tell », Friedrich Schiller exprime cette jalousie de l’aristocratie européenne à l’encontre des Suisses libres au travers de son personnage, la Stauffacher , qui interpelle ainsi son mari :

      Tu excites son envie parce que tu as le bonheur de vivre en homme libre sur ton propre héritage, tandis que lui n’en a aucun.

      Tu tiens ta maison en fief de l’empereur et de l’Empire, tu peux la montrer aussi fièrement qu’un prince d’Empire montre ses terres ;

      tu ne reconnais au-dessus de toi d’autre seigneur que le premier de la chrétienté.

      Jusqu’à ce jour, cette image du simple paysan, berger ou bûcheron préférant vivre dans la pauvreté et travailler dur plutôt que de s’agenouiller devant des baillis étrangers façonne la politique économique de la Suisse. Évoquer l’insoumission des Confédérés, hommes simples mais libres, est particulièrement important à l’époque de l’absolutisme et des troubles politiques, lorsque les marchands suisses ne respectent pas les normes protectrices mercantilistes des grandes puissances et qu’exportation est quasiment synonyme de contrebande. Sous l’Ancien Régime, les commerçants suisses font de la contrebande d’indiennes (toiles de coton imprimées en couleur), de montres et de tabac, mais aussi de livres interdits ou censurés en Europe. L’économie et la vision du monde, l’échange de biens ou d’idées, sont indissociables. Avec la Révolution française de 1789, qui tranche

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