Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas

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Le comte de Monte Cristo - Alexandre  Dumas

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son vœu était accompli: vingt fois déjà, il avait relâché à Livourne, il connaissait un barbier rue Saint-Ferdinand. Il entra chez lui pour se faire couper la barbe et les cheveux.

      Le barbier regarda avec étonnement cet homme à la longue chevelure et à la barbe épaisse et noire, qui ressemblait à une de ces belles têtes du Titien. Ce n’était point encore la mode à cette époque-là que l’on portât la barbe et les cheveux si développés: aujourd’hui un barbier s’étonnerait seulement qu’un homme doué de si grands avantages physiques consentît à s’en priver.

      Le barbier livournais se mit à la besogne sans observation.

      Lorsque l’opération fut terminée, lorsque Edmond sentit son menton entièrement rasé, lorsque ses cheveux furent réduits à la longueur ordinaire, il demanda un miroir et se regarda.

      Il avait alors trente-trois ans, comme nous l’avons dit, et ces quatorze années de prison avaient pour ainsi dire apporté un grand changement moral dans sa figure.

      Dantès était entré au château d’If avec ce visage rond, riant et épanoui du jeune homme heureux, à qui les premiers pas dans la vie ont été faciles, et qui compte sur l’avenir comme sur la déduction naturelle du passé: tout cela était bien changé.

      Sa figure ovale s’était allongée, sa bouche rieuse avait pris ces lignes fermes et arrêtées qui indiquent la résolution; ses sourcils s’étaient arqués sous une ride unique, pensive; ses yeux s’étaient empreints d’une profonde tristesse, du fond de laquelle jaillissaient de temps en temps de sombres éclairs, de la misanthropie et de la haine; son teint, éloigné si longtemps de la lumière du jour et des rayons du soleil, avait pris cette couleur mate qui fait, quand leur visage est encadré dans des cheveux noirs, la beauté aristocratique des hommes du Nord; cette science profonde qu’il avait acquise avait, en outre, reflété sur tout son visage une auréole d’intelligente sécurité; en outre, il avait, quoique naturellement d’une taille assez haute, acquis cette vigueur trapue d’un corps toujours concentrant ses forces en lui.

      À l’élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité des formes arrondies et musculeuses. Quant à sa voix, les prières, les sanglots et les imprécations l’avaient changée, tantôt en un timbre d’une douceur étrange, tantôt en une accentuation rude et presque rauque.

      En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans l’obscurité, ses yeux avaient acquis cette singulière faculté de distinguer les objets pendant la nuit, comme font ceux de l’hyène et du loup.

      Edmond sourit en se voyant: il était impossible que son meilleur ami, si toutefois il lui restait un ami, le reconnût; il ne se reconnaissait même pas lui-même.

      Le patron de la Jeune-Amélie, qui tenait beaucoup à garder parmi ses gens un homme de la valeur d’Edmond, lui avait proposé quelques avances sur sa part de bénéfices futurs, et Edmond avait accepté; son premier soin, en sortant de chez le barbier qui venait d’opérer chez lui cette première métamorphose, fut donc d’entrer dans un magasin et d’acheter un vêtement complet de matelot: ce vêtement, comme on le sait, est fort simple: il se compose d’un pantalon blanc, d’une chemise rayée et d’un bonnet phrygien.

      C’est sous ce costume, en rapportant à Jacopo la chemise et le pantalon qu’il lui avait prêtés, qu’Edmond reparut devant le patron de la Jeune-Amélie, auquel il fut obligé de répéter son histoire. Le patron ne voulait pas reconnaître dans ce matelot coquet et élégant l’homme à la barbe épaisse, aux cheveux mêlés d’algues et au corps trempé d’eau de mer, qu’il avait recueilli nu et mourant sur le pont de son navire.

      Entraîné par sa bonne mine, il renouvela donc à Dantès ses propositions d’engagement; mais Dantès, qui avait ses projets, ne les voulut accepter que pour trois mois.

      Au reste, c’était un équipage fort actif que celui de la Jeune-Amélie, et soumis aux ordres d’un patron qui avait pris l’habitude de ne pas perdre son temps. À peine était-il depuis huit jours à Livourne, que les flancs rebondis du navire étaient remplis de mousselines peintes, de cotons prohibés, de poudre anglaise et de tabac sur lequel la régie avait oublié de mettre son cachet. Il s’agissait de faire sortir tout cela de Livourne, port franc, et de débarquer sur le rivage de la Corse, d’où certains spéculateurs se chargeaient de faire passer la cargaison en France.

      On partit; Edmond fendit de nouveau cette mer azurée, premier horizon de sa jeunesse, qu’il avait revu si souvent dans les rêves de sa prison. Il laissa à sa droite la Gorgone, à sa gauche la Pianosa, et s’avança vers la patrie de Paoli et de Napoléon.

      Le lendemain, en montant sur le pont, ce qu’il faisait toujours d’assez bonne heure, le patron trouva Dantès appuyé à la muraille du bâtiment et regardant avec une expression étrange un entassement de rochers granitiques que le soleil levant inondait d’une lumière rosée: c’était l’île de Monte-Cristo.

      La Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de lieue à peu près à tribord et continua son chemin vers la Corse.

      Dantès songeait, tout en longeant cette île au nom si retentissant pour lui, qu’il n’aurait qu’à sauter à la mer et que dans une demi-heure il serait sur cette terre promise. Mais là que ferait-il, sans instruments pour découvrir son trésor, sans armes pour le défendre? D’ailleurs, que diraient les matelots? que penserait le patron? Il fallait attendre.

      Heureusement, Dantès savait attendre: il avait attendu quatorze ans sa liberté; il pouvait bien, maintenant qu’il était libre, attendre six mois ou un an la richesse.

      N’eût-il pas accepté la liberté sans la richesse si on la lui eût proposée?

      D’ailleurs cette richesse n’était-elle pas toute chimérique? Née dans le cerveau malade du pauvre abbé Faria, n’était-elle pas morte avec lui?

      Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada était étrangement précise.

      Et Dantès répétait d’un bout à l’autre dans sa mémoire cette lettre, dont il n’avait pas oublié un mot.

      Le soir vint; Edmond vit l’île passer par toutes les teintes que le crépuscule amène avec lui, et se perdre pour tout le monde dans l’obscurité; mais lui, avec son regard habitué à l’obscurité de la prison, il continua sans doute de la voir, car il demeura le dernier sur le pont.

      Le lendemain, on se réveilla à la hauteur d’Aleria. Tout le jour on courut des bordées, le soir des feux s’allumèrent sur la côte. À la disposition de ces feux on reconnut sans doute qu’on pouvait débarquer, car un fanal monta au lieu de pavillon à la corne du petit bâtiment, et l’on s’approcha à portée de fusil du rivage.

      Dantès avait remarqué, pour ces circonstances solennelles sans doute, que le patron de la Jeune-Amélie avait monté sur pivot, en approchant de la terre, deux petites couleuvrines, pareilles à des fusils de rempart, qui, sans faire grand bruit, pouvaient envoyer une jolie balle de quatre à la livre à mille pas.

      Mais, pour ce soir-là, la précaution fut superflue; tout se passa le plus doucement et le plus poliment du monde. Quatre chaloupes s’approchèrent à petit bruit du bâtiment, qui, sans doute pour leur faire honneur, mit sa propre chaloupe à la mer; tant il y a que les cinq chaloupes s’escrimèrent si bien, qu’à deux heures du matin tout le chargement était passé du bord de la Jeune-Amélie sur la terre ferme.

      La nuit même, tant le patron de la Jeune-Amélie était un homme d’ordre, la répartition de la prime fut

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