A se tordre. Alphonse Allais
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Aussi l’idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le cœur de désespoir.
Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses de petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et comme un nuage de mort voilait d’avance ses petits yeux jaunes.
Heureusement que Ferdinand n’était pas un canard à se laisser mettre à la broche comme un simple dindon : « Puisque je ne suis pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin », et il mit tout en œuvre pour ne connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou de la casserole.
Il avait remarqué le manège qu’exécutait la cuisinière, chaque fois qu’elle avait besoin d’un sujet de la basse-cour. La cruelle fille saisissait l’animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage suprême !
Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peu, jamais de féculents, évita de boire pendant ses repas, ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup d’exercice.
Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé par son instinct et de rares aptitudes aux sciences naturelles, pénétrait de nuit dans le jardin et absorbait les plantes les plus purgatives, les racines les plus drastiques.
Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de succès, mais son pauvre corps de canard s’habitua à ces drogues, et mon infortuné Ferdinand regagna vite le poids perdu.
Il essaya des plantes vénéneuses à petites doses, et suça quelques feuilles d’un datura stramonium qui jouait dans les massifs de mon parrain un rôle épineux et décoratif.
Ferdinand fut malade comme un fort cheval et faillit y passer.
L’électricité s’offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris souvent, les yeux levés vers les fils télégraphiques qui rayaient l’azur, juste au-dessus de la basse-cour ; mais ses pauvres ailes atrophiées refusèrent de le monter si haut.
Un jour, la cuisinière, impatientée de cette étisie incoercible, empoigna Ferdinand, lui lia les pattes en murmurant : « Bah ! à la casserole, avec une bonne platée de petits pois ! … »
La place me manque pour peindre ma consternation.
Ferdinand n’avait plus qu’une seule aurore à voir luire.
Dans la nuit je me levai pour porter à mon ami le suprême adieu, et voici le spectacle qui s’offrit à mes yeux :
Ferdinand, les pattes encore liées, s’était traîné jusqu’au seuil de la cuisine. D’un mouvement énergique de friction alternative, il aiguisait son bec sur la marche de granit. Puis, d’un coup sec, il coupa la ficelle qui l’entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies.
Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma chambre et m’endormis profondément.
Au matin, vous ne pouvez pas vous faire une idée des cris remplissant la maison. La cuisinière, dans un langage malveillant, trivial et tumultueux, annonçait à tous, la fuite de Ferdinand.
– Madame ! Madame ! Ferdinand qui a fichu le camp !
Cinq minutes après, une nouvelle découverte la jeta hors d’elle-même :
– Madame ! Madame ! Imaginez-vous qu’avant de partir, ce cochon-là a boulotté tous les petits pois qu’on devait lui mettre avec !
Je reconnaissais bien, à ce trait, mon vieux Ferdinand.
Qu’a-t-il pu devenir, par la suite ?
Peut-être a-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dont la nature, alma parens, s’était plu à le gratifier.
Qu’importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours comme celui d’un rude lapin.
Et à vous aussi, j’espère !
MŒURS DE CE TEMPS-CI
À la fois très travailleur et très bohème, il partage son temps entre l’atelier et la brasserie, entre son vaste atelier du boulevard Clichy et les gais cabarets de Montmartre.
Aussi sa mondanité est-elle restée des plus embryonnaires.
Dernièrement, il a eu un portrait à faire, le portrait d’une dame, d’une bien grande dame, une haute baronne de la finance doublée d’une Parisienne exquise.
Et il s’en est admirablement tiré.
Elle est venue sur la toile comme elle est dans la vie, c’est-à-dire charmante et savoureuse avec ce je ne sais quoi d’éperdu.
Au prochain Salon, après avoir consulté un décevant livret, chacun murmurera, un peu troublé : « Je voudrais bien savoir quelle est cette baronne. »
Et elle a été si contente de son portrait qu’elle a donné en l’honneur de son peintre un dîner, un grand dîner.
Au commencement du repas, il a bien été un peu gêné dans sa redingote inaccoutumée, mais il s’est remis peu à peu.
Au dessert, s’il avait eu sa pipe, sa bonne pipe, il aurait été tout fait heureux.
On a servi le café dans la serre, une merveille de serre où l’industrie le l’Orient semble avoir donné rendez-vous à la nature des Tropiques.
Il est tout à fait à son aise maintenant, et il lâche les brides à ses plus joyeux paradoxes que les convives écoutent gravement, avec un rien d’ahurissement.
Puis tout en causant, pendant que la baronne remplit son verre d’un infiniment vieux cognac, il saisit les soucoupes de ses voisins et les dispose en pile devant lui.
Et comme la baronne contemple ce manège, non sans étonnement, il lui dit, très gracieux :
– Laissez, baronne, c’est ma tournée.
EN BORDÉE
Le jeune et brillant maréchal des logis d’artillerie Raoul de Montcocasse est radieux. On vient de le charger d’une mission qui, tout en flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans l’existence d’un canonnier.
Il s’agit d’aller à Saint-Cloud avec trois hommes prendre possession d’une pièce d’artillerie et de la ramener au fort de Vincennes.
Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de paix et, durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra pas de sérieux dangers.
Dès l’aube, tout le monde était prêt, et la petite cavalcade se mettait en route. Un temps superbe !
– Jolie journée ! fit Raoul en caressant l’encolure de son cheval.
En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si bien dire, car pour une jolie journée, ce fut une jolie journée.
On arriva à Saint-Cloud sans encombre, mais avec un appétit