A se tordre. Alphonse Allais
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Pendant toute l’opération, Bertha ni George n’avaient fait un mouvement.
Après s’être assuré qu’ils étaient dans de bonnes conditions, le docteur leur introduisit dans l’estomac, grâce à la sonde œsophagienne, du bon bouillon et du bordeaux vieux.
Sous l’action du narcotique habilement administré, ils restèrent ainsi quinze jours sans reprendre connaissance.
Le seizième jour, le docteur constata que tout allait bien.
Les plaies des épaules et des cuisses étaient cicatrisées.
Quant aux deux flancs, ils n’en formaient plus qu’un.
Alors Snowdrop eut un éclair de triomphe dans les yeux et suspendit les narcotiques.
Réveillés en même temps, Georges et Bertha se crurent le jouet de quelque hideux cauchemar.
Mais ce fut bien autrement terrible quand ils virent que ce n’était pas un rêve.
Le docteur ne pouvait s’empêcher de sourire à ce spectacle.
Quant à Joe, il se tenait les côtes.
Bertha surtout poussait des hurlements d’hyène folle.
– De quoi vous plaignez-vous, ma chère amie ? interrompit doucement Snowdrop. Je n’ai fait qu’accomplir votre vœu le plus cher : Être toujours avec toi ; ne jamais nous quitter ; de nos deux êtres ne faire qu’un être…
Et, souriant finement, le docteur ajouta :
– C’est ce que les Français appellent un collage.
LES PETITS COCHONS
Une cruelle désillusion m’attendait à Andouilly.
Cette petite ville si joyeuse, si coquette, si claire, où j’avais passé les six meilleurs mois de mon existence, me fit tout de suite, dès que j’arrivai, l’effet de la triste bourgade dont parle le poète Capus.
On aurait dit qu’un immense linceul d’affliction enveloppait tous les êtres et toutes les choses.
Pourtant il faisait beau et rien, ce jour-là, dans mon humeur, ne me prédisposait à voir le monde si morne.
– Bah ! me dis-je, c’est un petit nuage qui flotte au ciel de mon cerveau et qui va passer.
J’entrai au Café du Marché, qui était, dans le temps, mon café de prédilection. Pas un seul des anciens habitués ne s’y trouvait, bien qu’il ne fût pas loin de midi.
Le garçon n’était plus l’ancien garçon. Quant au patron, c’était un nouveau patron, et la patronne aussi, comme de juste.
J’interrogeai :
– Ce n’est donc plus M. Fourquemin qui est ici ?
– Oh ! non, monsieur, depuis trois mois. M. Fourquemin est à l’asile du Bon Sauveur, et Mme Fourquemin a pris un petit magasin de mercerie à Dozulé, qui est le pays de ses parents.
– M. Fourquemin est fou ?
– Pas fou furieux, mais tellement maniaque qu’on a été obligé de l’enfermer.
– Quelle manie a-t-il ?
– Oh ! une bien drôle de manie, monsieur. Imaginez-vous qu’il ne peut pas voir un morceau de pain sans en arracher la mie pour en confectionner des petits cochons.
– Qu’est-ce que vous me racontez-là ?
– La pure vérité, monsieur, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que cette étrange maladie a sévi dans le pays comme une épidémie. Rien qu’à l’asile du Bon Sauveur, il y a une trentaine de gens d’Andouilly qui passent la journée à confectionner des petits cochons avec de la mie de pain, et des petits cochons si petits, monsieur, qu’il faut une loupe pour les apercevoir. Il y a un nom pour désigner cette maladie-là. On l’appelle… on l’appelle… Comment diable le médecin de Paris a-t-il dit, monsieur Romain ?
M. Romain, qui dégustait son apéritif à une table voisine de la mienne, répondit avec une obligeance mêlée de pose :
– La delphacomanie, monsieur ; du mot grec delphax, delphacos, qui veut dire petit cochon.
– Du reste, reprit le limonadier, si vous voulez avoir des détails, vous n’avez qu’à vous adresser à l’Hôtel de France et de Normandie. C’est là que le mal a commencé.
Précisément l’Hôtel de France et de Normandie est mon hôtel, et je me proposais d’y déjeuner.
Quand j’arrivai à la table d’hôte, tout le monde était installé, et, parmi les convives, pas une tête de connaissance.
L’employé des ponts et chaussées, le postier, le commis de la régie, le représentant de la Nationale, tous ces braves garçons avec qui j’avais si souvent trinqué, tous disparus, dispersés, dans des cabanons peut-être, eux aussi ?
Mon cœur se serra comme dans un étau.
Le patron me reconnut et me tendit la main, tristement, sans une parole.
– Eh ben, quoi donc ? fis-je.
– Ah ! Monsieur Ludovic, quel malheur pour tout le monde, à commencer par moi !
Et comme j’insistais, il me dit tout bas :
– Je vous raconterai ça après déjeuner, car cette histoire-là pourrait influencer les nouveaux pensionnaires.
Après déjeuner, voici ce que j’appris :
La table d’hôte de l’Hôtel de France et de Normandie est fréquentée par des célibataires qui appartiennent, pour la plupart, à des administrations de l’État, à des compagnies d’assurances, par des voyageurs de commerce, etc., etc. En général, ce sont des jeunes gens bien élevés, mais qui s’ennuient un peu à Andouilly, joli pays, mais monotone à la longue.
L’arrivée d’un nouveau pensionnaire, voyageur de commerce, touriste ou autre, est donc considérée comme une bonne fortune : c’est un peu d’air du dehors qui vient doucement moirer le morne et stagnant étang de l’ennui quotidien.
On cause, on s’attarde au dessert, on se montre des tours, des équilibres avec des fourchettes, des assiettes, des bouteilles. On se raconte l’histoire du Marseillais :
« Et celle-là, la connaissez-vous ? Il y avait une fois un Marseillais… »
Bref, ces quelques distractions abrègent un peu le temps, et tout étranger tant soit peu aimable se voit sympathiquement accueilli.
Or, un jour, arriva à l’hôtel un jeune homme d’une trentaine d’années dont l’industrie consiste à louer dans les villes un magasin vacant et à y débiter de l’horlogerie à des prix fabuleux de bon marché.
Pour vous donner une idée de ses prix, il donne une montre en argent pour presque rien. Les pendules ne coûtent pas beaucoup plus cher.