Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi
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Ce représentant à Paris ne change jamais, quelle que soit l’issue de la révolution annuelle. On a pensé que c’était mieux ainsi, qu’il serait plus au courant. C’est sagement raisonner. Car, à force de voir arriver et partir, pour repartir et revenir, les gouverneurs, sous-gouverneurs et autres fonctionnaires civils et militaires faisant la navette, cet Américain possède à fond les itinéraires, et est devenu très expert en l’art des voyages. Ainsi, si immédiatement après avoir reçu la dépêche de don José, il n’avait retenu son passage sur le premier transatlantique partant le 26 de Bordeaux, M. le futur gobernador de Cambo aurait été obligé d’aller d’abord des Açores à Madère sur un méchant petit bateau de commerce.
Là, il aurait vu le paquebot-poste français des Messageries allant au Sénégal et au Brésil, mais vu seulement; car c’est à Madère que se fait par traité le transbordement pour les plis, les colis et les passagers avec les paquebots de la Steam Florida Circus and Liberia Company, société américaine dont le siège est à Tallahassee, dans la Floride.
Don José n’eût même pas voyagé une heure sur un bateau français; il fût monté, en quittant son caboteur quelconque, sur un paquebot des États-Unis, où l’on n’a aucun respect, aucun égard pour les fonctionnaires des petites républiques hispano-américaines. On les voit trop souvent changer pour les considérer comme bien assis. Tandis qu’en arrêtant une cabine sur le bateau qui part le 26, on était sûr que don José serait traité convenablement et jouirait du confortable élégant de nos services français. Et la Lorraine s’arrêtant tout exprès pour lui, quel prestige cela ne lui donnait-il pas aux yeux du peuple Açoréens? Ce prestige même devait rejaillir sur son demi-parent, le gouverneur, puisque sa parente en avait aussi sa bonne part.
Tout était donc pour le mieux, et tel était le personnage nouveau que nous voyons embarquer en compagnie de nos anciennes connaissances.
Une garde d’honneur, escortant M. le gobernador et faisant cortège à don José, les accompagna jusqu’à la planche, jetée du bateau sur le quai.
Miraflor passa le premier, présenta ses hommages au commandant, esquissa une révérence à l’adresse des autres passagers et, ensuite, d’un geste arrondi, il salua la foule, sa cousine et son hôte.
Après ces salamalecs, on agita la question de Bouvreuil. On apprit d’abord qu’il n’y avait pas de consul, on était dans un interrègne, entre une démission et une nomination. Mais justement le commerçant indigène chargé des intérêts français en attendant la venue du nouveau consul, avait escorté le gouverneur.
– Voulez-vous, lui dit un officier du bord, nous débarrasser d’une sorte d’aliéné, embarqué accidentellement?
Cette façon de recommander l’individu fit faire la grimace à l’Açoréen.
– Mais, dit-il, que voulez-vous que j’en fasse?
– Le garder et le rapatrier à la première occasion.
Le brave négociant eut, pour éviter la corvée, une excellente inspiration.
– D’abord, objecta-t-il, je n’ai pas de fonds pour cet objet. Ensuite, comme les services pour la France ne sont pas réguliers ici, je ne sais quand on le réembarquera. Il faudra le nourrir, qui paiera? L’enfermer, je ne dispose d’aucune prison. Ne vaudrait-il pas mieux, puisqu’il est à votre bord, que vous le gardiez jusqu’à destination? Vous du moins, vous êtes sûr de retourner à Bordeaux après avoir touché l’Amérique. Eh bien, vous l’y ramènerez beaucoup plus tôt que si vous me chargiez de ce soin.
L’officier comprenait fort bien; mais il résistait encore.
– Je vous assure, dit-il, que j’aimerais mieux le confier aux gendarmes que voilà.
Ici, don José survint, magnanime et généreux.
– Non, monsieur, dit-il, les agents de l’autorité portugaise n’auront pas à intervenir.
Et, d’un mouvement superbe, il leur fit signe de s’éloigner.
– Je prends ce malheureux sous ma protection, ajouta-t-il, et je l’attache à ma personne pour tout le temps de la traversée.
– Pardon, fit le commandant, mais à quel titre?
– J’en fais mon serviteur.
– Alors vous vous chargerez de sa nourriture à bord?
– Oui, commandant.
– Et vous ne craignez rien de ses crises, de ses accès?
– J’espère qu’il n’en aura pas, et, s’il en a, je le traiterai par la douceur.
– Mais vous ne le connaissez pas?
– Si, je l’ai vu à Paris. Il m’y a rendu service et je tiens à m’acquitter envers lui.
– Soit, monsieur, mais vous serez responsable de ses actes, quoi qu’il puisse arriver. Je souhaite que vous n’ayez pas à regretter ce bon mouvement.
Puis la planche fut retirée. Un dernier signe d’adieu fut échangé. Et la Lorraine continua sa route à travers les îles du gracieux archipel pour regagner bientôt la haute mer.
Lavarède avait assisté muet à toute cette scène. Bouvreuil et lui avaient simplement échangé un coup d’œil significatif. Et le journaliste restait silencieux sur le pont, se demandant ce qui avait pu se passer entre ces deux hommes.
Ce fut encore sa petite Providence, miss Aurett, qui le renseigna. Avec la finesse particulière aux femmes, elle avait saisi un geste d’étonnement échappé à don José quand il monta sur le pont. Bouvreuil avait aussitôt placé son index sur ses lèvres recommandant évidemment le silence au rastaquouère. Cela l’avait intriguée. Se glissant rapidement derrière le mât de misaine, elle s’était dissimulée un instant, assez longtemps cependant pour saisir au vol ce court dialogue, qu’elle vint répéter à Armand:
– Comment, dit Bouvreuil, le personnage de qualité qu’on attendait, c’est vous?
– Moi-même, répondit don José. Pas un mot, je vous en prie; il y va de ma position, de mon avenir.
– Je ne vous trahirai pas; j’ai pour cela plusieurs raisons que vous connaissez bien, et, en plus, une que vous ignorez! Vous avez besoin de moi, j’ai besoin de vous, cela se trouve à merveille.
– Que désirez-vous de moi?
– On prétend me faire quitter ce navire. J’ai un grand intérêt à y rester; gardez-moi avec vous, même comme domestique, et cela suffira.
– C’est facile.
– Un point important: ici on ne veut pas que je m’appelle de mon vrai nom… On me nomme Lavarède, fit-il avec un sourire qui était une laide grimace.
– C’est parfait.
Et don José avait aussitôt tenu sa promesse.