Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi
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Même si Lavarède avait connu la biographie del señor José, il n’eût pas été très rassuré. L’individu était, nous l’avons dit, de la race des aventuriers sans patrie qui ne reculent devant aucune indélicatesse.
À Paris, il avait fallu vivre. Une fois mangé le sac de piastres rapporté de là-bas, une fois épuisé le petit crédit que les étrangers obtiennent toujours si aisément chez nous, la série des moyens blâmables avait commencé.
José exploita d’abord le cœur et la pitié des nombreux réfugiés de langue castillane en résidence à Paris. Mais ils ne sont pas riches, et ce filon ne tarda pas à s’épuiser. La parente entrevue aux îles Açores apporta, pendant quelque temps, son contingent d’appui matériel. Mais bientôt elle dut songer à elle-même, afin de ne pas s’enliser dans les boues parisiennes.
Don José s’aboucha alors avec certains exotiques, dont les dossiers ne sont pas assez connus, et pénétra dans des tripots indûment dénommés «cercles», où il exerça diverses industries aussi peu recommandables les unes que les autres. Un peu de tricherie, beaucoup de mendicité, passionnément d’emprunts, pas du tout de probité; avec ce programme, la pente est glissante. Notre personnage glissa, et bientôt il versa dans l’escroquerie.
La victime fut un prêteur à la petite semaine, à proprement parler, un usurier. Mais cet individu n’était que l’homme de paille, le prête-nom d’un autre «spéculateur» qui exploitait les joueurs passionnés et les fils de famille en déveine. Et cet entrepreneur de prêts à taux usuraire n’était autre que le sieur Bouvreuil, un de ces tireurs dont l’arc a tant de cordes. Bouvreuil ne supportait pas aisément qu’on le mît dedans.
En ce temps-là, don José s’appelait simplement Miraflor: c’était peut-être son nom, c’était peut-être celui de son village, l’histoire n’a pas encore éclairci ce point. Toujours est-il qu’un jour, interrogé par un compatriote sur ce que devenait l’aventurier, Bouvreuil répondit:
– Votre ami, s’il continue, il court à Mazas.
Et, de fait, il y allait. Car Bouvreuil le fit condamner à la prison. Mais, du même coup, Miraflor avait trouvé son nom de guerre sous lequel nous le retrouvons aujourd’hui. Les oreilles ibériques, séduites par la consonance, adoptèrent les sonorités de la phrase. Bouvreuil avait baptisé son escroc sans s’en douter. Voilà comment don José devint Miraflor y Courramazas, gentilhomme d’une quelconque des républiques sud-américaines.
Telles étaient les relations existantes. On le conçoit, elles mettaient l’escroc à la merci de Bouvreuil. Mais, sur la Lorraine, Bouvreuil avait besoin de don José. Et leur intérêt commun unit bientôt ces deux honnêtes gens. Tandis que le bateau naviguait du 30e degré de latitude nord au tropique du Cancer, se dirigeant vers la ligne fictive de l’équateur, Bouvreuil mit son nouvel associé au courant de sa pénible situation. L’examinant attentivement, don José fit une juste remarque.
– À ce bord, dit-il, rien à faire de mieux que ce qui est. Je vous ai soi-disant agréé comme mon serviteur; vous voilà tranquille pour la fin de la traversée. Mais, du moment où nous débarquerons sur une terre de l’Amérique, là, je deviens un personnage, et vous pouvez compter sur moi.
– Ah! je vous en serai bien reconnaissant.
– Seulement, je me souviens que, lors de notre petit différend, jadis à Paris, M. le substitut m’a fait observer que la condamnation à quelques mois de repos, pour un retard que vos lois françaises appellent un délit, ne m’en constituait pas moins votre débiteur.
– Oh! ne parlons pas de cela, fit négligemment Bouvreuil.
– Au contraire, parlons-en, appuya l’autre avec intention. J’étais si bien resté votre débiteur que votre huissier me l’a rappelé, et c’est même une des causes qui m’ont fait quitter une ville aussi peu hospitalière. Ne croyez-vous pas qu’il serait bon de liquider ce petit arriéré?
Bouvreuil était pris.
– Je ne demande pas mieux… Mais vous devez bien penser que je n’ai pas sous la main les papiers nécessaires… Le dossier est à Paris.
– Un simple reçu aurait suffi, dit froidement José… Vous réfléchirez.
– C’est cela, quand nous débarquerons.
– Alors, ce sera plus cher.
– Vraiment?
– Sans doute… car il faudra nous débarrasser de votre ennemi, et ce sera un surcroît de dépenses.
– Un surcroît?
– Même dans les pays équatoriaux, cher monsieur, les coups de revolver se paient à part.
Bouvreuil blêmit.
– Mais je ne demande pas sa mort! s’écria-t-il.
– Bast! les demi-mesures ne valent jamais rien; je vous assure que vous faites là une économie mal placée.
Don José commençait à se montrer sous son véritable aspect; à vrai dire, il effrayait un peu le vautour Bouvreuil, – canaille civilisée que le code avait faite, mais dont les combinaisons ne dépassaient pas les bornes légales. On sait qu’elles vont d’ailleurs assez loin et que «le droit» couvre bien des actions pas toujours très belles; en France, autre chose est d’avoir l’équité pour soi ou bien le papier timbré.
La Lorraine approchait de la «ligne». Le passage de cette zone imaginaire est l’occasion d’une fête pour les matelots, que connaissent tous ceux qui ont un peu navigué. Du côté de Lavarède et de la famille Murlyton, on en parlait en toute connaissance de cause.
Déjà on voyait l’équipage préparer mystérieusement, avec des sourires énigmatiques, les accessoires du fameux baptême, dont les péripéties grotesques ont été vulgarisées par les dessinateurs.
– Étrange coutume, tout de même, dit miss Aurett.
– Oh! mademoiselle, si l’ancienneté est une excuse, celle-ci est bien pardonnable, car elle remonte fort loin. On ne sait si c’est la corruption d’une cérémonie païenne, sur laquelle le catholicisme aurait laissé au passage quelques lambeaux de ses rites. Quelques-uns pensent que c’est le souvenir d’un culte profane, d’une religion indécise des peuples navigateurs, se rattachant à l’adoration du soleil.
– Mais j’ai lu dans mes livres, fit observer la jeune fille, que cet usage ne semble point avoir été pratiqué par les compagnons de Christophe Colomb, ce qui ne lui donnerait pas une origine aussi antique.
– Cependant, mademoiselle, nos plus anciens marins en ont fait mention. Jean de Léry, qui partit de Honfleur pour le Brésil en 1557, en parle comme d’une coutume suivie déjà par les premiers découvreurs, sortis du Havre et de Dieppe longtemps avant lui. Un autre, Souchu de Rennefort, qui écrivit, en 1688, une Histoire des Indes, décrit le baptême tropical tel qu’il se pratique encore de nos jours à bord de tous les bâtiments de guerre et de commerce.
Sir Murlyton dit aussi son mot:
– Monsieur Armand a raison, mon enfant, et je crois que cette cérémonie nous a été léguée par les Normands, non pas nos voisins actuels, ni ceux venus en Angleterre avec Guillaume le