Histoire des salons de Paris. Tome 1. Abrantès Laure Junot duchesse d'
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Les réformes24 furent faites, dit-on, sous la direction de madame Necker, quoiqu'elle se soit constamment défendue d'avoir aidé, en quoi que ce fût, M. Necker dans son ministère… Mais ce qu'elle avouait, c'étaient les avis qu'elle donnait à M. Necker pour qu'il se défiât de M. de Maurepas et de M. de Sartines. Le premier n'avait pas pardonné à M. de Pezay sa faveur mystérieuse, et l'autre n'avait pas pardonné davantage à M. de Pezay d'avoir fait le ministre de la police mieux que lui auprès du Roi. Ces deux hommes, dont le crédit était puissant, et qui le voyaient attaqué par la nouvelle faveur du ministre étranger, le désignèrent pour victime, avec d'autant plus de joie, qu'en le frappant ils abattaient deux têtes; car pour arriver à lui il fallait abattre l'homme qui l'avait placé en si haut lieu. Il leur était bien égal que M. Necker fît du bien à la France! que leur importait? ils voulaient se venger, et ils se vengèrent. Ils commencèrent par M. de Pezay. La chose était difficile, parce qu'il plaisait au Roi; mais qu'il fût hors de sa vue, et la chose allait toute seule. Il fallait donc seulement l'éloigner. On lui persuada de faire une tournée comme inspecteur des côtes; il en demanda l'ordre. Madame Necker lui conseilla de ne pas quitter Versailles. «Vous aurez quelque désagrément de cette absence, mon ami, lui dit-elle; il ne faut pas quitter les rois… ils sont oublieux de leur naturel et faciles à influencer.
– Le Roi m'aime trop pour que je puisse craindre,» dit M. de Pezay d'un ton dédaigneux… et il partit. Ce voyage ne lui avait été conseillé, en effet, que par des ennemis… Il se conduisit dans cette tournée comme on l'avait espéré, c'est-à-dire avec un manque absolu de tact et de convenances. Il y avait sur son chemin de vieux officiers qu'il traita fort mal et avec l'insolence d'un favori parvenu. Mais si le naturel des rois est oublieux, celui de M. de Pezay était présomptueux; les plaintes arrivèrent en foule à Versailles. Le Roi, ne voyant pas l'accusé, crut à tout ce qu'on lui disait; on fit intervenir un homme qui déclara que le nom du Roi était gravement compromis par M. de Pezay, et le résultat de cette belle amitié royale fut d'envoyer un courrier à M. de Pezay pour lui commander de rester à Pezay, lieu dont il avait pris le nom25… Ce courrier lui fut envoyé par M. de Sartines… Le malheureux jeune homme, frappé de frayeur à la réception de ce courrier, qui avait ordre, en véritable envoyé d'un lieutenant de police, de remplir une double mission et de dire tout haut, devant les gens de M. de Pezay, que le marquis serait enfermé à la Bastille pour crime d'état s'il retournait à Paris… le malheureux, effrayé, jusqu'à la terreur, de ces nouvelles, ne réfléchit pas que, n'étant pas coupable, il n'avait rien à redouter avec Louis XVI, qui était juste et bon… Il fut saisi tout-à-coup d'un frisson qui devait être mortel… Quelques heures après, comme il était assoupi et accablé par la fièvre, un bruit de chevaux le réveille… C'est un courrier de M. Necker… Le malade se soulève… il ne souffre plus… C'est un courrier de M. Necker, de son meilleur ami!.. c'est son rappel!.. Le courrier entre dans sa chambre, lui remet une lettre qui n'est pas de l'écriture de M. Necker… Le marquis ouvre d'une main tremblante et retombe accablé sur son lit! M. Necker lui demandait avec instance de lui renvoyer ou de brûler à l'instant même tout ce qu'il avait à lui en papiers, même insignifiants!.. Deux heures après, un autre courrier entrait dans la cour du château… C'était un envoyé de M. de Sartines qui venait, par ordre du Roi, pour emporter les papiers de la correspondance de M. de Pezay avec le Roi!..
Ces deux messages rendirent la maladie mortelle en peu d'instants. Cette chute, dont la scène définitive avait lieu dans une province éloignée du Roi, de la Cour et de M. Necker, est un coup de politique vraiment habile, et montre que M. de Maurepas avait peut-être plus que de l'esprit; il avait d'abord une extrême méchanceté qu'il mettait en œuvre quand un homme lui déplaisait assez pour le faire sortir de son caractère habituel, c'est-à-dire de son caractère apparent, qui paraissait être l'indolence… M. de Pezay une fois abattu, le ministre genevois, l'étranger, l'intrus, le ministre romanesque, ne devait pas être difficile à terrasser… M. Necker fut d'abord attaqué par M. de Sartines, qui s'expliquait en public avec assez de véhémence… M. de Vergennes, qui le blâmait le plus, était celui des ministres qui le disait le moins. Quant à M. de Maurepas, il marmottait en ricanant26: «Je doute moi-même de la bonté de mon choix… Je croyais être débarrassé des gens à projets, des ennuyeux à grands mots; et puis quand j'ai éloigné la turgomanie, voilà-t-il pas que je tombe dans la nécromanie!..
Madame Necker, dont j'ai parlé, mais pas assez pour la bien faire connaître, était un ange de vertu au milieu de cette cour de Versailles, dont le bruit seulement au reste parvenait jusqu'à elle… Son excellent jugement devait lui donner des lumières sur le malheur qui menaçait son mari, et elle le lui montra en perspective, avec cette même fermeté qu'elle aurait apportée à traiter le sujet le plus ordinaire.
Madame Necker27 était née à Genève, d'un ministre protestant, dans le pays de Vaud, nommé Curchod de Naaz… Il n'était pas riche comme tous les ministres de sa communion en Suisse; cependant, malgré son peu de fortune, il donna à sa fille une éducation qui pouvait lui en servir. Elle fut élevée comme si M. Naaz avait eu un fils; elle apprit le latin, le grec, et devint habile dans les plus fortes études. Lorsque son éducation fut achevée, madame de Vermenoux l'appela auprès d'elle à Paris, pour qu'elle apprît le latin à son fils. C'est dans la maison de madame de Vermenoux que M. Necker fit la connaissance de Suzanne Curchod. Il était lui-même, alors, dans une position qui, certes, n'annonçait pas celle qu'il eut depuis, et même bien avant d'être ministre. Il était dans une maison de banque alors comme commis; je crois, la maison Thélusson. Le mariage se fit tard, parce que les deux fiancés n'avaient pas assez de bien pour se mettre en ménage. Enfin madame de Vermenoux les aida un peu, et le mariage se fit… Madame Necker fut, depuis ce moment, toujours un ange secourable. Lorsque M. Necker fut nommé directeur-général du royaume, elle pleura sur cette responsabilité qu'il prenait devant Dieu pour remettre les affaires d'un peuple qui n'avait pas la même croyance que lui…
«Nous sommes égaux devant Dieu, mon amie, lui répondit M. Necker!.. Cependant, si tu le désires, je refuserai.»
Madame Necker demeura quelques instants calme et réfléchie… Puis, relevant sa tête:
«Mon ami, lui dit-elle, il faut accepter!.. Vous vous devez au bonheur du genre humain, dont vous êtes une des plus belles parties. Accomplissez la mission que Dieu vous a donnée… Rendez les hommes heureux… je tâcherai de glaner après vous…»
Une fois ce parti adopté, madame Necker remplit la charge qu'elle avait acceptée, avec toute la bonté d'âme, toute la grandeur qu'elle y pouvait mettre. Naturellement bonne, elle voyait chaque jour une foule de malheureux qu'elle soignait et soulageait dans leurs besoins, sans que sa main gauche sût ce que faisait sa main droite… Elle allait, quand elle le pouvait, dans les hôpitaux. Enfin elle fonda elle-même un hospice dans Paris, où elle établit douze malades, et en fit la fondation à perpétuité, donnant, pour cette action noble et grande, une très-grosse somme d'argent!.. Naturellement spirituelle et parfaitement instruite, madame Necker devait avoir une maison charmante… et elle l'eût été, sans une souffrance continuelle qui lui causait une douleur nerveuse dont les effets étaient bizarres; elle était contrainte à demeurer debout, même au milieu de cent personnes… Son agitation presque convulsive l'empêchait de s'asseoir!.. Elle était maigre, grande, blanche, et d'une extrême pâleur. Ce qui prouve, plus que tout ce qu'on pourrait dire, le calme de l'esprit de cette femme remarquable, c'est la gaîté soutenue de son humeur et même de son esprit, avec cette douceur toujours dans elle, toujours sa compagne. Où l'on en trouve la preuve, c'est dans le recueil de ses pensées et de ses traits. Parmi ces derniers, il s'en trouve beaucoup de très-plaisants, presque tous gais, et tous au moins intéressants. Le choix des anecdotes qu'elle cite, remarquable par cette humeur douce et tranquille qui n'a rien de la résignation, c'est-à-dire de ce qui
24
La ferme des postes mise en régie, et le bail cassé, les receveurs des domaines supprimés, les intendants de finances supprimés, les administrateurs réduits à six.
25
J'ai déjà dit qu'il s'appelait Masson.
26
M. de Talleyrand a beaucoup de ressemblance avec M. de Maurepas: il est comme lui railleur, même dans les choses sacrées, et d'une finesse d'aperçu qui tient plus au talent qu'au génie.
27
Suzanne Curchod de Naaz, fille d'un ministre protestant. Elle est née à Genève, quoique son père eût sa cure dans le pays de Vaud.