Histoire des salons de Paris. Tome 1. Abrantès Laure Junot duchesse d'

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Histoire des salons de Paris. Tome 1 - Abrantès Laure Junot duchesse d'

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nom de ma femme est connu, sire, et souvent invoqué dans les asiles les plus obscurs et les plus misérables de votre capitale, ainsi que devant quelques amis tels que monsieur le maréchal… mais je crains que ce nom, que les anges ne redisent qu'avec joie devant le trône de Dieu, ce nom ne soit comme un reproche tacite dit en face de ces femmes sans pudeur qui osent rire de ses souffrances32!!! Ces mêmes grands seigneurs qui parlent contre ma vertueuse compagne, sire, devraient se rappeler que madame Necker, ayant appris que depuis VINGT-HUIT ANS M. le comte de Lautrec, capitaine de dragons, était enfermé au château de Ham, et qu'il avait à peine l'apparence de l'espèce humaine, dans le cachot où le malheureux était enseveli, résolut à elle seule, faible femme, de le sauver, ou du moins de le soulager!.. Elle part pour Ham, s'informe de M. de Lautrec, et parvient enfin jusqu'au tombeau où l'infortuné gisait sur la paille presque sans vêtements, n'ayant enfin que ses cheveux et sa barbe pour couvrir sa poitrine et ses épaules!.. Entouré de rats et de reptiles, seuls compagnons de sa captivité, M. de Lautrec était au moment de se détruire, car son état était insupportable, lorsque madame Necker, par ses soins, sa bonté vraiment angélique, parvint à faire adoucir la captivité de M. de Lautrec: il put vivre, du moins, et bénir la femme généreuse qui, lui étant étrangère et parfaitement inconnue, a su le faire sortir de l'enfer où il gémissait.

      «Voilà de ses actions, sire, poursuivit M. Necker en se tournant vers la fenêtre, pour dérober son émotion au Roi…

      – Ah! ne me cachez pas vos larmes! s'écria Louis XVI, fort ému… Je suis digne de les voir, croyez-le bien, et surtout d'apprécier le trésor que Dieu vous a confié.»

      Cette conversation fit du bien au cœur de M. Necker…; c'était bien le Roi dans de pareils moments!.. mais ils étaient malheureusement trop rares… et ceux qui les suivaient détruisaient l'effet que les précédents avaient produit. Un matin madame Necker entra chez son mari avec un visage serein, mais plus solennel qu'à l'ordinaire: «Mon ami, lui dit-elle, voulez-vous toujours lutter contre des factions sans cesse renaissantes? voulez-vous être la cause de la mort d'un homme, vous, à qui le sang chrétien est en horreur? Eh bien! hier une querelle eut lieu dans un bal chez madame de Blot, et les deux antagonistes se sont battus ce matin!.. les oppositions se multiplient… les avez-vous comptées?»

      M. Necker fit un signe négatif.

      «Eh bien! j'ai eu ce courage, poursuivit-elle; et il en reste dix!..»

      M. Necker fit un mouvement d'effroi; sa femme reprit:

      «Les amis de Turgot;

      «Tous les économistes, ayant en tête l'abbé Baudeau33;

      La haute finance;

      La finance subalterne;

      La haute administration;

      Les propriétaires privilégiés;

      Les anciens favoris du roi;

      Les parlements: le parlement exilé et le parlement Meaupou;

      Les ministres vos confrères;

      Et M. de Maurepas.

      Ajoutez, à ce que je viens de mettre sous vos yeux, votre propre gloire, mon ami, qui vous commande de ne pas la commettre dans de pareils débats, et vous serez d'accord avec moi que votre démission doit être donnée au Roi dans cette même journée… Quittons Paris; retournons à Coppet; là nous aurons encore de beaux jours et de douces heures à nous consacrer mutuellement… Sans doute les cris de ce peuple qui t'aime me vont au cœur!.. Mon bien-aimé, il faut avoir un amour bien profond pour exiger un sacrifice semblable de toi! Mais je sens que je t'aime, et que je t'aime pour toi!! Je sens que tu es mon idole, mon Dieu! Tu le sais, dans tous les temps tu fus le seul objet de toutes mes affections, toi qui ne peux me reprocher d'avoir donné à de vains plaisirs des jours que le devoir et la tendresse t'avaient consacrés! Souffre que je sois auprès de toi l'interprète fidèle de la voix générale … Viens regarder ton image dans un cœur qui ne fut qu'à toi, qui ne fut jamais rempli que par toi, viens y lire le tableau, ineffaçable de tes rares vertus, et le garantir de tes propres inquiétudes!.. Que ce cœur, qui ne t'a jamais trompé, t'apprenne à te rendre justice, et ne permets pas à la calomnie de troubler des destinées que tes éminentes vertus ont rendues si belles.34»

      Madame Necker pensait, avec raison, qu'en France l'opinion publique est une puissance à nulle autre pareille. Cette puissance n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était, et nos enfants eux-mêmes ne la comprennent pas. Nous sommes des reines sans royaume, et nous ne savons plus dire même si nos fronts ont porté couronne…

      À l'époque de madame Necker, l'esprit de société, le besoin de réunion, celui des égards et de la louange réciproques, avaient alors élevé un tribunal où tous les hommes de la société étaient obligés de comparaître. Là, l'opinion publique, comme du haut d'un trône, prononçait ses arrêts et donnait ses couronnes. On marquait du signe réprobateur celle ou celui qui se montrait en faute. L'empire de l'opinion, enfin, était immense, et cet empire était gouverné par une femme. C'était la maîtresse d'un salon qui présidait aux jugements qu'on rendait chez elle; c'était avec son esprit, son bon goût, qu'on les rédigeait, et son cœur, toujours à côté de son esprit, empêchait que celui-ci ne prît une fausse route.

      En France, particulièrement, c'est le grand ascendant de l'opinion publique qui souvent oppose un obstacle à l'abus de l'autorité. Louis XIV la craignait; Louis XV et Louis XVI se faisaient rendre un compte exact des plus petites conversations de Paris pour juger par elles de l'esprit de la ville, de cet esprit qui forme un tout appelé L'OPINION PUBLIQUE!.. Napoléon!.. avec quelle minutieuse exactitude il se faisait rendre compte des moindres paroles… De notre temps, cette opinion publique est moins forte, parce que les sociétés particulières sont détruites et que la société générale est disséminée et sans lien; et cependant, malgré ce désaccord, il existe toujours une sorte de respect pour la parole du monde. On veut se soumettre à sa loi, et son mépris fait couler des larmes, comme sa louange et ses applaudissements font battre le cœur. Grâce à ce pouvoir, le vice, quelque hardi qu'il soit, se croyant bien fort de son impudence, après avoir fait une tentative et levé sa tête, à l'aide de la richesse et de l'apathie apparente du monde, le vice hideux et infâme est contraint de ramper comme toujours dans le silence et la fange du mépris.

      Il est des femmes qui disent que leur conscience leur suffit, et que l'opinion du monde leur est indifférente si elle est injuste. Je ne les crois pas… car la chose est impossible… Il est des hommes qui disent aussi que l'opinion leur est égale… Eh bien! à eux aussi je dirai que cela n'est pas vrai. Nul sous le ciel n'est invulnérable sous un regard de blâme ou de mépris, fût-il injuste même!.. Il y a dans la malveillance un poison pénétrant dont le venin est bien âcre et bien brûlant… et lorsque le cœur d'un homme en est venu à ce point de ne pas sentir la douleur de cette blessure, c'est qu'alors ce cœur est devenu de marbre, et l'homme lui-même n'est plus qu'une pâture indigne de l'insulte.

      À l'époque où M. Necker quitta le ministère pour la première fois, il y eut un mouvement tellement extraordinaire dans toutes les classes, qu'il faut y arrêter son attention pour montrer ce qu'étaient alors nos différentes sociétés. Chacun était agité dans la noblesse, dans la finance, dans le clergé; partout avait sonné la cloche d'alarme, partout le nom du Roi et de la Reine étaient prononcés avec celui de M. de Maurepas et de M. Necker, premier avertissement que le Gouvernement recevait de l'opinion publique.

      Madame Necker, toujours soigneuse de la gloire de son mari, lui conseille alors de donner sa démission, si le Roi ne le fait ministre

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<p>32</p>

On avait fait des caricatures représentant madame Necker droite et pâle, se tenant raide et immobile devant son mari tandis que celui-ci dînait, et lui récitant un traité de morale. La maladie de madame Necker était une agitation nerveuse qui l'empêchait de se tenir assise.

<p>33</p>

On l'appelait le père de la science; il était l'élève du docteur Quesnay.

<p>34</p>

Tout ce qui est en italique est de madame Necker elle-même, et pris d'un portrait de M. Necker. (Voir ses Souvenirs.)