Histoire des salons de Paris. Tome 2. Abrantès Laure Junot duchesse d'

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Histoire des salons de Paris. Tome 2 - Abrantès Laure Junot duchesse d'

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personne de mes amis, qui allait chez madame Roland à cette époque, se trouva un jour chez elle avec Pétion, Robespierre et Brissot. C'était Desgenettes, neveu de Valasé; il était alors fort jeune homme (dix-huit à vingt ans), et fort curieux de tout ce qui se faisait comme affaire politique. Ce jour était important, c'était celui de l'arrestation du Roi à Varennes. En apparence Robespierre était frappé de terreur et pâle de crainte. Il disait que le parti républicain était perdu; que, si les royalistes avaient de la raison, ils égorgeraient tout ce qu'il y avait de patriotes dans Paris et feraient une seconde Saint-Barthélemy; que cela était à craindre, parce que la famille royale n'avait pas pris cette détermination sans avoir dans Paris un parti puissant. Brissot répondit, ainsi que Pétion, que cela n'était pas à craindre, et qu'au contraire, en fuyant, le Roi avait brisé la royauté; que sa fuite était sa perte et qu'il en fallait profiter; que les dispositions du peuple étaient excellentes, parce qu'il était enfin éclairé sur celles de la Cour et sur sa perfidie. – Le Roi ne veut plus de la constitution jurée, dit Brissot; il en veut une plus homogène… C'est le moment de s'en emparer et de disposer les esprits à la république!..

      Robespierre était assis et mangeait ses ongles17, manie qu'il avait, ainsi que de ricaner; il se retourna à demi et dit avec un accent moqueur:

      – Qu'est-ce que c'est d'abord qu'une république?..

      Sans doute que Robespierre n'était pas royaliste; mais ce mot dit avec ironie est bien fort et donne lieu à des réflexions, même dit en raillerie.

      Je n'écris pas positivement une histoire politique; mais toutes les fois que les personnages dont je m'occupe essentiellement ont des rapports directs avec les hommes du temps, je m'arrêterai à des détails même minutieux. C'est ainsi que je parlerai toujours de madame Roland; elle est dans ce genre la personne le plus en rapport avec les hommes influents de l'époque de 1791, jusqu'à celle où elle mourut. C'est une femme habile, à qui son esprit donnait dans son salon une influence grande et solennelle. C'est de là souvent que sont sorties les lois que nous voyons encore aujourd'hui comme les meilleures du Code civil! C'est sous sa direction cachée que l'Assemblée a souvent discuté des questions importantes; c'est dans ce petit salon particulier, avant d'aller dans ce ministère, ce lieu qu'elle ne quitta que pour la prison et l'échafaud, que madame Roland est vraiment digne d'admiration. Je l'ai vue ainsi du moins, et j'espère rendre le portrait ressemblant.

      Ainsi donc, puisque j'écris le salon de madame Roland, il me faut parler de ce salon lorsqu'elle fut à ce second ministère; car l'inaction de Roland ne fut pas longue; il fut rappelé au ministère, et là, comme au premier, sa femme fut tout pour lui comme pour son parti. Je m'étendrai peu sur les affaires politiques qui précédèrent cette rentrée; elles eurent sans doute une immense influence, mais madame Roland n'en eut pas une ostensible; elle était bien sœur de la Gironde alors, mais non pas comme elle le fut sur les marches de l'échafaud18.

      Madame Roland aimait Pétion: cela m'étonne. Je ne crois pas que Pétion ait été jamais sincère ni avec la Révolution, ni avec le Roi. Mais franche et naturelle, madame Roland ne croyait pas qu'on pût tromper, et elle jugeait avec son propre cœur. Pétion était donc pour elle un exemple qu'elle se plaisait à suivre. Pétion ne recevait pas chez lui; chose évidemment absurde! Si l'on conspire dans un salon, ce n'est pas lorsqu'il y a deux cents personnes, et l'intérieur d'un homme d'état est bien plus redoutable pour le gouvernement lorsque son suisse consulte une liste pour laisser entrer chez son maître. Quant à Pétion, sa simplicité, disait-il, était la cause de sa sauvagerie.

      Madame Roland n'avait pas de sauvagerie, mais le grand monde l'ennuyait. Aussi, dès qu'elle fut au ministère, elle déclara qu'elle ne recevrait que par invitations, et qu'elle n'aurait point de maison ouverte. Elle recevait cependant, mais de cette manière.

      Elle donnait à dîner deux fois par semaine. L'une était consacrée aux collègues de Roland. Ce dîner fut quelquefois la source de bien des querelles!.. Ce fut surtout pendant le second ministère de Roland, lorsque Danton, Clavières, Monge, étaient ses collègues… lorsque, gonflé de fiel et de haine, Robespierre lançait sur Danton, parvenu au pouvoir avant lui, un regard d'anathème qui lui disait: Tu mourras!

      L'autre dîner était consacré soit à des députés, soit à des employés au ministère, soit enfin à des hommes jetés dans les affaires publiques… La table de madame Roland était toujours remarquablement bien servie, mais sans aucun luxe… du très-beau linge, de beaux cristaux, une grande profusion de fleurs, mais peu d'argenterie, et pas du tout de vaisselle plate. Quinze couverts, c'était le plus petit nombre; vingt personnes, le plus élevé. On ne faisait qu'un service, innovation que madame Roland mit la première en usage. On dînait à cinq heures, pour laisser arriver les députés, dont les moments étaient incertains. Après le dîner, on retournait au salon, on y causait, et à neuf heures tout l'hôtel du ministère était désert et silencieux. Les autres jours de la semaine, madame Roland dînait quelquefois seule avec son mari, quelquefois avec quelques amis, dont le nombre n'excédait jamais trois ou quatre. Sa fille Eudora dînait chez elle avec sa gouvernante, parce que les heures des repas étant irrégulières, madame Roland ne voulait pas que sa fille en souffrît.

      C'était un intérieur vraiment touchant que celui de cette maison, surtout dans l'intimité, et lorsque les favorisés étaient des hommes tels que Gensonné, Guadet, Vergniaud, Valasé! Saints martyrs de la liberté19!..

      Un ami de madame Roland, qui devint un habitué de sa maison, était Thomas Payne. Il avait été naturalisé français. Connu par ses écrits, qui eurent une grande influence dans la guerre d'Amérique, et pouvaient en avoir une immense en Angleterre et en France, il avait une singularité attachée à lui qui mérite d'être signalée. Il entendait le français sans le parler, et madame Roland entendait l'anglais sans le parler aussi. Cependant ils avaient de longues conversations, parlant chacun dans leur langue. Madame Roland était une habile publiciste, et pouvait comprendre les hautes pensées de Payne, qui éclairait mieux une révolution qu'il ne pouvait fonder une constitution, dit madame Roland.

      David William, aussi mandé par la Convention, était un homme d'une grande habileté que madame Roland avait admis dans son intérieur; mais toutes les maisons de Paris ne ressemblaient pas à celle de madame Roland. Le calme de son salon, quoique l'on y discutât souvent, contrastait étrangement avec le trouble des moindres réunions… Aussi s'empressa-t-il de retourner dans sa paisible patrie!

      – Adieu, dit-il à madame Roland, je vous quitte à regret; mais je ne puis rien ici. On ne peut rien faire avec des hommes qui ne savent pas écouter. Vous autres Français, vous ne prenez pas la peine de conserver même la décence extérieure. L'étourderie, l'insouciance, la malpropreté, ne rendent pas un législateur plus savant, et rien n'est indifférent de ce qui frappe les yeux et se passe en public… Voyez quels hommes sont les députés depuis le 31 mai!.. Ils parcourent Paris, ivres, à moitié vêtus, en veste, la tête coiffée d'un sale bonnet rouge!.. Savez-vous ce qui arrivera un jour?.. C'est qu'ils tomberont tous, peuple et gouvernement, sous la verge d'un despote qui saura les assujettir20.

      Mais Danton était celui qui allait le plus souvent chez madame Roland. Toujours il avait un prétexte pour lui parler et passer dans son appartement avec Fabre d'Églantine… Souvent même il venait lui demander à dîner… C'était alors pour causer plus intimement avec elle et son mari des affaires publiques. En voyant cette figure atroce s'animer du feu sacré qui brûlait en son âme, on était surpris, au bout d'un certain temps, de s'habituer à elle, et même d'y trouver des beautés!.. et pourtant jamais physionomie n'exprima, comme celle de cet homme, l'emportement des passions brutales… L'ambition devait le porter à abattre

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<p>17</p>

Sylla mangeait aussi ses ongles.

<p>18</p>

Ces détails m'ont été racontés pour la dixième fois avant-hier matin par une personne très-connue dans cette malheureuse époque de la Révolution, et qui allait très-souvent chez madame Roland.

<p>19</p>

On veut aujourd'hui ternir la gloire de la Gironde. – C'est injuste et de plus impolitique.

<p>20</p>

Propres paroles de David William.