La femme au collier de velours. Dumas Alexandre
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Ce n'était pas que ces critiques ne fussent reçus chez lui comme les autres, et ne fussent même bien reçus, mais, peu à peu, ils se retiraient d'eux-mêmes, ils ne se sentaient point à l'aise au milieu de cette bienveillance qui était l'atmosphère naturelle de l'Arsenal, et à travers laquelle ne passait la raillerie que comme passe la luciole au milieu de ces belles nuits de Nice et de Florence, c'est-à-dire pour jeter une lueur et s'éteindre aussitôt.
On arrivait ainsi à la fin d'un dîner charmant, dans lequel tous les accidents, excepté le renversement du sel, excepté un pain posé à l'envers, étaient pris du côté philosophique; puis on servait le café à table. Nodier était sybarite au fond, il appréciait parfaitement ce sentiment de sensualité parfaite qui ne place aucun mouvement, aucun déplacement, aucun dérangement entre le dessert et le couronnement du dessert. Pendant ce moment de délices asiatiques, madame Nodier se levait et allait faire allumer le salon. Souvent moi, qui ne prenais point de café, je l'accompagnais. Ma longue taille lui était d'une grande utilité pour éclairer le lustre sans monter sur les chaises.
Alors, le salon s'illuminait, car avant le dîner et les jours ordinaires on n'était jamais reçu que dans la chambre à coucher de madame Nodier; alors le salon s'illuminait et éclairait des lambris peints en blanc avec des moulures Louis XV, un ameublement des plus simples, se composant de douze fauteuils et d'un canapé en Casimir rouge, de rideaux de croisée de même couleur, d'un buste d'Hugo, d'une statue d'Henri IV, d'un portrait de Nodier et d'un paysage alpestre de Régnier.
Dans ce salon, cinq minutes après son éclairage, entraient les convives, Nodier venant le dernier, appuyé soit au bras de Dauzats, soit au bras de Bixio, soit au bras de Francis Wey, soit au mien, Nodier toujours soupirant et se plaignant comme s'il n'eût eu que le souffle; alors il allait s'étendre dans un grand fauteuil à droite de la cheminée, les jambes allongées, les bras pendants, ou se mettre debout devant le chambranle, les mollets au feu, le dos à la glace. S'il s'étendait dans le fauteuil, tout était dit: Nodier, plongé dans cet instant de béatitude que donne le café, voulait jouir en égoïste de lui-même, et suivre silencieusement le rêve de son esprit; s'il s'adossait au chambranle, c'était autre chose: c'est qu'il allait conter; alors tout le monde se taisait, alors se déroulait une de ces charmantes histoires de sa jeunesse qui semblent un roman de Longu, une idylle de Théocrite; ou quelque sombre drame de la Révolution, dont un champ de bataille de la Vendée ou la place de la Révolution était toujours le théâtre; ou enfin quelque mystérieuse conspiration de Cadoudal ou d'Oudet, de Staps ou de Lahorie; alors ceux qui entraient faisaient silence, saluaient de la main, et allaient s'asseoir dans un fauteuil ou s'adosser contre le lambris; puis l'histoire finissait, comme finit toute chose. On n'applaudissait pas; pas plus qu'on n'applaudit le murmure d'une rivière, le chant d'un oiseau; mais, le murmure éteint, mais, le chant évanoui, on écoutait encore. Alors Marie, sans rien dire, allait se mettre à son piano, et, tout à coup, une brillante fusée de notes s'élançait dans les airs comme le prélude d'un feu d'artifice: alors les joueurs, relégués dans des coins, se mettaient à des tables et jouaient.
Nodier n'avait longtemps joué qu'à la bataille, c'était son jeu de prédilection, et il s'y prétendait d'une force supérieure; enfin, il avait fait une concession au siècle et jouait à l'écarté.
Alors Marie chantait des paroles d'Hugo, de Lamartine ou de moi, mises en musique par elle; puis, au milieu de ces charmantes mélodies, toujours trop courtes, on entendait tout à coup éclore la ritournelle d'une contredanse, chaque cavalier courait à sa danseuse, et un bal commençait.
Bal charmant dont Marie faisait tous les frais, jetant, au milieu de trilles rapides brodés par ses doigts sur les touches du piano, un mot à ceux qui s'approchaient d'elle, à chaque traversée, à chaque chaîne des dames, à chaque chassé-croisé. À partir de ce moment, Nodier disparaissait, complètement oublié, car lui, ce n'était pas un de ces maîtres absolus et bougons dont on sent la présence et dont on devine l'approche; c'était l'hôte de l'Antiquité, qui s'efface pour faire place à celui qu'il reçoit, et qui se contentait d'être gracieux, faible et presque féminin.
D'ailleurs Nodier, après avoir disparu un peu, disparaissait bientôt tout à fait. Nodier se couchait de bonne heure, ou plutôt on couchait Nodier de bonne heure. C'était madame Nodier qui était chargée de ce soin. L'hiver elle sortait la première du salon; puis quelquefois, quand il n'y avait pas de braise dans la cuisine, on voyait une bassinoire passer, s'emplir et entrer dans la chambre à coucher. Nodier suivait la bassinoire, et tout était dit.
Dix minutes après, madame Nodier rentrait. Nodier était couché, et s'endormait aux mélodies de sa fille, et au bruit des piétinements et aux rires des danseurs.
Un jour nous trouvâmes Nodier bien autrement humble que de coutume. Cette fois, il était embarrassé, honteux. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce qu'il avait.
Nodier venait d'être nommé académicien.
Il nous fit ses excuses bien humbles, à Hugo et à moi.
Mais il n'y avait pas de sa faute, l'Académie l'avait nommé au moment où il s'y attendait le moins.
C'est que Nodier, aussi savant à lui seul que tous les académiciens ensemble, démolissait pierre à pierre le dictionnaire de l'Académie. Il racontait que l'Immortel chargé de faire l'article écrevisse lui avait un jour montré cet article, en lui demandant ce qu'il en pensait.
L'article était conçu dans ces termes:
«Écrevisse, petit poisson rouge qui marche à reculons.»
– Il n'y a qu'une erreur dans votre définition, répondit Nodier, c'est que l'écrevisse n'est pas un poisson, c'est que l'écrevisse n'est pas rouge, c'est que l'écrevisse ne marche pas à reculons… le reste est parfait.
J'oublie de dire qu'au milieu de tout cela, Marie Nodier s'était mariée, était devenue madame Ménessier; mais ce mariage n'avait absolument rien changé à la vie de l'Arsenal. Jules était un ami à tous: on le voyait venir depuis longtemps dans la maison; il y demeura au lieu d'y venir, voilà tout.
Je me trompe, il y eut un grand sacrifice accompli: Nodier vendit sa bibliothèque; Nodier aimait ses livres, mais il adorait Marie.
Il faut dire une chose aussi, c'est que personne ne savait faire la réputation d'un livre comme Nodier. Voulait-il vendre ou faire vendre un livre, il le glorifiait par un article: avec ce qu'il découvrait dedans, il en faisait un exemplaire unique. Je me rappelle l'histoire d'un volume intitulé le Zombi du grand Pérou, que Nodier prétendit être imprimé aux colonies, et dont il détruisit l'édition de son autorité privée; le livre valait cinq francs, il monta à cent écus.
Quatre fois Nodier vendit ses livres, mais il gardait toujours un certain fonds, un noyau précieux à l'aide duquel, au bout de deux ou trois ans, il avait reconstruit sa bibliothèque.
Un jour, toutes ces charmantes fêtes s'interrompirent. Depuis un mois ou deux, Nodier était plus souffreteux, plus plaintif. Au reste, l'habitude qu'on avait d'entendre plaindre Nodier faisait qu'on n'attachait pas une grande attention à ses plaintes. C'est qu'avec le caractère de Nodier il était assez difficile de séparer le mal réel d'avec les souffrances chimériques. Cependant, cette fois, il s'affaiblissait visiblement. Plus de flâneries sur les quais, plus de promenades sur les boulevards, un lent acheminement seulement, quand du ciel gris filtrait un dernier rayon du soleil d'automne, un lent acheminement vers Saint-Mandé.
Le but de la promenade était un méchant cabaret, où, dans les beaux jours de sa bonne santé, Nodier se régalait de pain bis. Dans ses courses, d'ordinaire,