Paris. Emile Zola
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Gérard restait flatté de cette grande tendresse touchante. Mais la lassitude venait, il avait tenté de rompre, en esquivant les rendez-vous; et il comprenait bien ce qu'elle lui demandait, de ses yeux suppliants.
– Je vous assure, répéta-t-il faiblissant déjà, ma mère ne m'a pas laissé un jour. Naturellement, j'aurais été si heureux…
Sans une parole, elle continuait de l'implorer, et des larmes parurent au bord de ses paupières. Depuis un grand mois, il ne l'avait plus reçue dans la petite chambre où ils se rencontraient, rue Matignon, au fond d'une cour. Et, bon et faible comme elle, désespéré de cette minute de solitude où on les avait laissés, il céda, incapable de se refuser davantage.
– Eh bien! cet après-midi, si vous voulez. A quatre heures, comme d'habitude.
Il avait baissé la voix, mais un léger bruit lui fit tourner la tête, avec le tressaillement d'un homme pris en faute. C'était Camille, la fille de la baronne, qui entrait. Elle n'avait rien entendu, mais au sourire des deux amants, au frémissement même de l'air, elle venait de tout comprendre: un rendez-vous encore, là-bas, dans la rue qu'elle soupçonnait, et pour le jour même. Il y eut une gêne, un échange d'inquiets et mauvais regards.
Camille, à vingt-trois ans, était une petite personne très brune, à demi contrefaite, l'épaule gauche plus haute que la droite. Elle n'avait rien de son père, ni de sa mère: un de ces accidents imprévus, dans l'hérédité d'une famille, qui fait qu'on se demande d'où ils peuvent venir. Sa seule fierté était ses beaux yeux noirs et sa chevelure noire admirable, qui, dans sa petite taille, disait-elle, aurait suffi à la vêtir. Mais le nez était long, la face déviée à gauche, avec des traits heurtés et un menton pointu. La bouche fine, spirituelle, méchante, disait la rancune amassée, la colère perverse, qu'il y avait au fond de cette laide, enragée de l'être. Sûrement, la créature qu'elle exécrait le plus au monde était sa mère, cette amoureuse si peu mère, qui ne l'avait jamais aimée, ne s'était jamais occupée d'elle, après l'avoir dès le berceau abandonnée aux soins de servantes. De sorte qu'une véritable haine avait grandi entre ces deux femmes, muette et froide chez l'une, active et passionnée chez l'autre. La fille haïssait la mère parce qu'elle la trouvait belle et qu'elle l'accusait de ne pas l'avoir faite à son image, belle de cette beauté dont elle l'écrasait. Sa souffrance de chaque jour était de ne pas être désirée, de sentir tous les désirs aller encore à sa mère. Comme elle était d'une méchanceté amusante, on l'écoutait, on riait; seulement, les regards de tous les hommes, même des plus jeunes, surtout des plus jeunes, retournaient ensuite à cette mère triomphante qui ne voulait pas vieillir. Et c'était alors qu'elle avait décidé, dans sa volonté féroce, de lui prendre son dernier amant, de se faire épouser par ce Gérard, dont la perte la tuerait sans doute. Grâce à ses cinq millions de dot, elle ne manquait pas d'épouseurs; mais, peu flattée, elle avait coutume de dire, avec son rire mauvais: «Pardi! pour cinq millions, ils iraient en choisir une à la Salpêtrière.» Puis, elle s'était mise elle-même à aimer Gérard, qui se montrait gentil à l'égard de cette demi-infirme, par bonté d'âme. Il souffrait de la voir délaissée, il s'abandonnait peu à peu à la tendresse reconnaissante qu'elle lui témoignait, heureux, lui, bel homme, d'être le dieu, d'avoir cette esclave; et, dans sa tentative de rupture avec la mère, devenue lourde à ses bras, il entrait certainement la pensée de se laisser épouser par la fille, ce qui était en somme une fin très douce, bien qu'il ne l'avouât pas encore, honteux, gêné par son nom illustre, par toutes les complications, toutes les larmes qu'il prévoyait.
Le silence continua. Camille, de son regard aigu, meurtrier comme un couteau, avait dit à sa mère qu'elle savait; puis, elle s'était plainte à Gérard, d'un autre regard douloureux. Et celui-ci, pour rétablir l'équilibre entre les deux femmes, ne trouva qu'un compliment.
– Bonjour, Camille… Ah! cette robe havane! C'est étonnant comme les couleurs un peu sombres vous habillent!
Camille jeta un coup d'œil sur la robe blanche de sa mère, puis regarda sa robe foncée, qui laissait voir à peine son cou et ses poignets.
– Oui, répondit-elle en riant, je ne suis passable que lorsque je ne m'habille pas en jeune fille.
Eve, mal à l'aise, soucieuse de sentir grandir une rivalité, à laquelle elle ne voulait pas croire encore, changea la conversation.
– Est-ce que ton frère n'est pas là?
– Mais si, nous sommes descendus ensemble.
Hyacinthe, qui entrait, serra la main de Gérard, d'un air de lassitude. Il avait vingt ans, il tenait de sa mère ses pâles cheveux blonds, sa face allongée d'orientale langueur, et de son père, ses yeux gris, sa bouche épaisse d'appétits sans scrupules. Ecolier exécrable, il avait décidé de ne rien faire, dans un mépris égal de toutes les professions; et, gâté par son père, il s'intéressait à la poésie et à la musique, il vivait au milieu d'un monde extraordinaire d'artistes, de filles, de fous et de bandits, fanfaron lui-même de vices et de crimes, affectant l'horreur de la femme, professant les pires idées philosophiques et sociales, allant toujours aux plus extrêmes, tour à tour collectiviste, individualiste, anarchiste, pessimiste, symboliste, même sodomiste, sans cesser d'être catholique, par suprême bon ton. Au fond, il était simplement vide et un peu sot. En quatre générations, le sang vigoureux et affamé des Duvillard, après les trois belles bêtes de proie qu'il avait produites, tombait tout d'un coup, comme épuisé par l'assouvissement, à cet androgyne avorté, incapable même des grands attentats et des grandes débauches.
Camille, qui était trop intelligente pour ne pas sentir ce néant chez son frère, le plaisantait; et elle reprit, en le regardant, pincé dans la longue redingote à plis, une résurrection romantique qu'il exagérait:
– Maman te demande, Hyacinthe… Viens donc lui montrer ta jupe. C'est toi qui serais joli en fille.
Mais il s'esquiva, sans répondre. Il avait une peur sourde de sa sœur, son aînée, bien qu'ils vécussent dans une intimité de confidences perverses, se disant tout, essayant en vain de s'étonner l'un l'autre. Et il donna un regard de dédain à la corbeille merveilleuse d'orchidées, de mode usée, devenue bourgeoise. Il avait traversé les lis, il en était à la renoncule, la fleur de sang.
Les deux derniers convives attendus arrivèrent presque ensemble. Ce fut d'abord le juge d'instruction Amadieu, un intime de la maison, un petit homme de quarante-cinq ans, qu'une récente affaire anarchiste venait de mettre en évidence. Il avait une face plate et régulière de magistrat, à gros favoris blonds, qu'il tâchait de rendre aiguë, en se servant d'un monocle, derrière lequel son œil pétillait. D'ailleurs,