Paris. Emile Zola

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Paris - Emile Zola

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à ne plus l'apercevoir que de dos, Pierre hésita, finit par se dire qu'il s'était trompé.

      III

      Quand l'abbé Froment voulut entrer au Palais-Bourbon, il réfléchit qu'il n'avait pas de carte; et il allait se décider à faire demander simplement Fonsègue, bien qu'il ne fût pas connu de lui, lorsque, dans le vestibule, il aperçut Mège, le député collectiviste, avec lequel il s'était lié, autrefois, pendant ses journées de charité militante, à travers la misère du quartier de Charonne.

      – Tiens! vous ici? Vous ne venez pas nous évangéliser?

      – Non, je viens voir monsieur Fonsègue pour une affaire pressée, un malheureux qui ne peut attendre.

      – Fonsègue, je ne sais pas s'il est arrivé… Attendez.

      Et, arrêtant un jeune homme qui passait, petit et brun, d'un air de souris fureteuse:

      – Dites donc, Massot, voici monsieur l'abbé Froment qui désire parler tout de suite à votre patron.

      – Le patron, mais il n'est pas là. Je viens de le laisser au journal, où il en a encore pour un grand quart d'heure. Si monsieur l'abbé veut bien attendre, il le verra ici sûrement.

      Alors, Mège fit entrer Pierre dans la salle des Pas perdus, vaste et froide, avec son Laocoon et sa Minerve de bronze, ses murs nus, que les hautes portes-fenêtres, donnant sur le jardin, éclairaient du pâle et triste jour d'hiver. Mais, en ce moment, elle était pleine et comme chauffée par toute une agitation fiévreuse, des groupes nombreux qui stationnaient, des allées et venues continuelles de gens qui s'empressaient, se lançaient au travers de la cohue. Il y avait là des députés surtout, des journalistes, de simples curieux. Et c'était un brouhaha grandissant, de sourdes et violentes conversations, des exclamations, des rires, au milieu d'une gesticulation passionnée.

      Le retour de Mège, dans ce tumulte, parut y redoubler le bruit. Il était grand, d'une maigreur d'apôtre, assez mal soigné de sa personne, déjà vieux et usé pour ses quarante-cinq ans, avec des yeux de brûlante jeunesse, étincelants derrière les verres du binocle qui ne quittait jamais son nez mince, en bec d'oiseau. Et il avait toujours toussé, la parole déchirée et chaude, ne vivant que par l'âpre volonté de vivre, de réaliser le rêve de société future dont il était hanté. Fils d'un médecin pauvre d'une ville du Nord, tombé jeune sur le pavé de Paris, il avait vécu sous l'empire de bas journalisme, de besognes ignorées, il s'était fait une première réputation d'orateur dans les réunions publiques; puis, après la guerre, devenu le chef du parti collectiviste par sa foi ardente, par l'extraordinaire activité de son tempérament de lutteur, il avait réussi enfin à entrer à la Chambre; et, très documenté, il s'y battait pour ses idées avec une volonté, une obstination farouche, en doctrinaire qui avait disposé du monde selon sa foi, réglant à l'avance, pièce à pièce, le dogme du collectivisme. Depuis qu'il émargeait comme député, les socialistes du dehors ne voyaient plus en lui qu'un rhéteur, un dictateur au fond, qui ne s'efforçait de refondre les hommes que pour les conquérir à sa croyance et les gouverner.

      – Vous savez ce qui se passe? demanda-t-il à Pierre. Hein? encore une propre aventure!.. Que voulez-vous? nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles.

      Il s'était pris autrefois d'une véritable sympathie pour ce prêtre, qu'il voyait si doux aux souffrants, si désireux d'une régénération sociale. Et le prêtre lui-même avait fini par s'intéresser à ce rêveur autoritaire, résolu à faire le bonheur des hommes malgré eux. Il le savait pauvre, cachant sa vie, vivant avec une femme et quatre enfants qu'il adorait.

      – Vous pensez bien que je ne suis pas avec Sanier, reprit-il. Mais, enfin, puisqu'il a parlé ce matin, en menaçant de publier la liste des noms de tous ceux qui ont touché, nous ne pouvons cependant pas avoir l'air d'être complices davantage. Voici longtemps déjà qu'on se doute des sales tripotages dont cette affaire louche des Chemins de fer africains a été l'occasion. Et le pis est que deux membres du cabinet actuel se trouvent visés; car, il y a trois ans, lorsque les Chambres s'occupèrent de l'émission Duvillard, Barroux était à l'Intérieur et Monferrand aux Travaux publics. Maintenant que les voilà revenus, celui-ci à l'Intérieur, l'autre aux Finances, avec la présidence du Conseil, est-il possible de ne pas les forcer à nous renseigner sur leurs agissements de jadis, dans leur intérêt même?.. Non, non! ils ne peuvent plus se taire, j'ai annoncé que j'allais les interpeller aujourd'hui même.

      C'était cette annonce d'une interpellation de Mège qui bouleversait ainsi les couloirs, à la suite du terrible article de la Voix du Peuple. Et Pierre restait un peu effaré de toute cette histoire tombant dans sa préoccupation unique de sauver un misérable de la faim et de la mort. Aussi écoutait-il sans bien comprendre les explications passionnées du député socialiste, tandis que la rumeur grandissait et que des rires disaient l'étonnement de voir ce dernier en conversation avec un prêtre.

      – Sont-ils bêtes! murmura-t-il, plein de dédain. Est-ce qu'ils croient que je mange une soutane, chaque matin, à mon déjeuner?.. Je vous demande pardon, mon cher monsieur Froment. Tenez! asseyez-vous sur cette banquette, pour attendre Fonsègue.

      Lui-même se lança dans la tourmente, et Pierre comprit que le mieux, en effet, était de tranquillement s'asseoir. Le milieu le prenait, l'intéressait, il oubliait Laveuve pour se laisser envahir par la passion de la crise parlementaire, dans laquelle il se trouvait jeté. On sortait à peine de l'effroyable aventure du Panama, il en avait suivi le drame avec l'angoisse d'un homme qui attend chaque soir le coup de tocsin sonnant l'heure dernière de la vieille société en agonie. Et voilà qu'un petit Panama recommençait, un nouveau craquement de l'édifice pourri, l'aventure fréquente dans les parlements de tous les temps, pour toutes les grandes affaires d'argent, mais qui empruntait une gravité mortelle aux circonstances sociales où elle se produisait. Cette histoire des Chemins de fer africains, ce petit coin de boue remuée, exhalant d'inquiétantes odeurs, soulevant brusquement à la Chambre cette émotion, ces craintes, ces colères, ce n'était en somme qu'une occasion à bataille politique, un terrain où allaient s'exaspérer les appétits voraces des divers groupes; et il ne s'agissait, au fond, que de renverser un ministère pour le remplacer par un autre. Seulement, derrière ce rut, cette poussée continue des ambitions, quelle lamentable proie s'agitait, le peuple tout entier, dans sa misère et dans sa souffrance!

      Pierre s'aperçut que Massot, le petit Massot comme on le nommait, s'était assis près de lui, sur la banquette. L'œil éveillé, l'oreille ouverte, écoutant et enregistrant tout, se glissant partout de son air de furet, il n'était pas là comme chroniqueur parlementaire, il avait simplement flairé une grosse séance et il était venu voir s'il ne trouverait pas quelque article à glaner. Sans doute, ce prêtre perdu au milieu de cette cohue l'intéressait.

      – Ayez un peu de patience, monsieur l'abbé, dit-il, avec une gaieté aimable de jeune monsieur qui se moquait de tout. Le patron ne peut manquer de venir, il sait que le four va chauffer ici… Vous n'êtes point un de ses électeurs de la Corrèze, n'est-ce pas?

      – Non, non, je suis de Paris, je viens pour un pauvre homme que je voudrais faire entrer tout de suite à l'Asile des Invalides du travail.

      – Ah! très bien. Moi aussi, je suis un enfant de Paris.

      Et il en riait. Un enfant de Paris, en effet: fils d'un pharmacien du quartier Saint-Denis, un ancien cancre du lycée Charlemagne, qui n'avait pas même fini ses études. Il avait tout raté, il s'était trouvé jeté dans la presse, vers dix-huit ans, à peine avec l'orthographe suffisante; et, depuis douze ans déjà, comme il le disait, il roulait sa bosse à travers les mondes, confessant les uns, devinant les autres. Il avait tout vu, s'était dégoûté de tout, ne croyait plus aux grands hommes, disait qu'il n'y avait pas de vérité, vivait en paix de

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