La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac
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Les touristes de la Bretagne et de la Normandie, du Maine et de l'Anjou, doivent avoir tous vu, dans les capitales de ces provinces, une maison qui ressemblait plus ou moins à l'hôtel des Cormon; car il est, dans son genre, un archétype des maisons bourgeoises d'une grande partie de la France, et mérite d'autant mieux sa place dans cet ouvrage qu'il explique des mœurs, et représente des idées. Qui ne sent déjà combien la vie était calme et routinière dans ce vieil édifice? Il y existait une bibliothèque, mais elle se trouvait logée un peu au-dessous du niveau de la Brillante, bien reliée, cerclée, et la poussière, loin de l'endommager, la faisait valoir. Les ouvrages y étaient conservés avec le soin que l'on donne, dans ces provinces privées de vignobles, aux œuvres pleines de naturel, exquises, recommandables par leurs parfums antiques, et produits par les presses de la Bourgogne, de la Touraine, de la Gascogne et du Midi. Le prix des transports est trop considérable pour que l'on fasse venir de mauvais vins.
Le fond de la société de mademoiselle Cormon se composait d'environ cent cinquante personnes: quelques-unes allaient à la campagne, ceux-ci étaient malades, ceux-là voyageaient dans le Département pour leurs affaires; mais il existait certains fidèles qui, sauf les soirées priées, venaient tous les jours, ainsi que les gens forcés par devoir ou par habitude de demeurer à la ville. Tous ces personnages étaient dans l'âge mur; peu d'entre eux avaient voyagé, presque tous étaient restés dans la province, et certains avaient trempé dans la Chouannerie. On commençait à pouvoir parler sans crainte de cette guerre depuis que les récompenses arrivaient aux héroïques défenseurs de la bonne cause. Monsieur de Valois, l'un des moteurs de la dernière prise d'armes où périt le marquis de Montauran livré par sa maîtresse, où s'illustra le fameux Marche-à-terre qui faisait alors tranquillement le commerce des bestiaux du côté de Mayenne, donnait depuis six mois la clef de quelques bons tours joués à un vieux républicain nommé Hulot, le commandant d'une demi-brigade cantonnée dans Alençon de 1798 à 1800, et qui avait laissé des souvenirs dans le pays (voyez Les Chouans). Les femmes faisaient peu de toilette, excepté le mercredi, jour où mademoiselle Cormon donnait à dîner, et où les invités du dernier mercredi s'acquittaient de leur visite de digestion. Les mercredis faisaient raout: l'assemblée était nombreuse, conviés et visiteurs se mettaient in fiocchi; quelques femmes apportaient leurs ouvrages, des tricots, des tapisseries à la main; quelques jeunes personnes travaillaient sans honte à des dessins pour du point d'Alençon, avec le produit desquels elles payaient leur entretien. Certains maris amenaient leurs femmes par politique, car il s'y trouvait peu de jeunes gens; aucune parole ne s'y disait à l'oreille sans exciter l'attention: il n'y avait donc point de danger ni pour une jeune personne, ni pour une jeune femme d'entendre un propos d'amour. Chaque soir, à six heures, la longue antichambre se garnissait de son mobilier; chaque habitué apportait qui sa canne, qui son manteau, qui sa lanterne. Toutes ces personnes se connaissaient si bien, les habitudes étaient si familièrement patriarcales, que, si par hasard, le vieil abbé de Sponde était sous le couvert, et mademoiselle Cormon dans sa chambre, ni Pérotte la femme de chambre, ni Jacquelin le domestique, ni la cuisinière ne les avertissaient. Le premier venu en attendait un second; puis, quand les habitués étaient en nombre pour un piquet, pour un whist ou un boston, ils commençaient sans attendre l'abbé de Sponde ou Mademoiselle. S'il faisait nuit, au coup de sonnette, Pérotte ou Jacquelin accourait et donnait de la lumière. En voyant le salon éclairé, l'abbé se hâtait lentement de venir. Tous les soirs, le trictrac, la table de piquet, les trois tables de boston et celle de whist étaient complètes, ce qui donnait une moyenne de vingt-cinq à trente personnes, en comptant celles qui causaient; mais il en venait souvent plus de quarante. Jacquelin éclairait alors le cabinet et le boudoir. Entre huit et neuf heures, les domestiques commençaient à arriver dans l'antichambre pour chercher leurs maîtres, et, à moins de révolutions, il n'y avait plus personne au salon à dix heures. A cette heure, les habitués s'en allaient en groupes dans la rue, dissertant sur les coups ou continuant quelques observations sur les mouchoirs à bœufs que l'on guettait, sur les partages de successions, sur les dissensions qui s'élevaient entre héritiers, sur les prétentions de la société aristocratique. C'était, comme à Paris, la sortie d'un spectacle. Certaines gens, parlant beaucoup de poésie et n'y entendant rien, déblatèrent contre les mœurs de la province; mais, mettez-vous le front dans la main gauche, appuyez un pied sur votre chenet, posez votre coude sur votre genou; puis, si vous vous êtes initié à l'ensemble doux et uni que présentent ce paysage, cette maison et son intérieur, la compagnie et ses intérêts agrandis par la petitesse de l'esprit, comme l'or battu entre des feuilles de parchemin, demandez-vous ce qu'est la vie humaine? Cherchez à prononcer entre celui qui a gravé des canards sur les obélisques égyptiens et celui qui a bostonné pendant vingt ans avec du Bousquier, monsieur de Valois, mademoiselle Cormon, le Président du Tribunal, le Procureur du Roi, l'abbé de Sponde, madame Granson, e tutti quanti? Si le retour exact et journalier des mêmes pas dans un même sentier n'est pas le bonheur, il le joue si bien que les gens, amenés par les orages d'une vie agitée à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que là était le bonheur.
Pour chiffrer l'importance du salon de mademoiselle Cormon, il suffira de dire que, statisticien né de la société, du Bousquier avait calculé que les personnes qui le hantaient possédaient cent trente et une voix au Collége électoral et réunissaient dix-huit cent mille livres de rente en fonds de terre dans la province. La ville d'Alençon n'était cependant pas entièrement représentée par ce salon, la haute compagnie aristocratique avait le sien, puis le salon du Receveur-Général était comme une auberge administrative due par le gouvernement où toute la société dansait, intriguait, papillonnait, aimait et soupait.