La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03 - Honore de Balzac

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Suzanne sans même y réfléchir. Il se serait placé franchement à la tête du parti libéral d'Alençon. Après un pareil mariage, il renonçait à la première société pour retomber dans la classe bourgeoise des négociants, des riches fabricants, des herbagers qui certainement le porteraient en triomphe comme leur candidat. Du Bousquier prévoyait déjà le Côté Gauche. Cette délibération solennelle, il ne la cachait pas, il se passait la main sur la tête, et se tortillait les cheveux, car le bonnet était tombé. Comme toutes les personnes qui dépassent leur but et trouvent mieux que ce qu'elles espéraient, Suzanne restait ébahie. Pour cacher son étonnement, elle prit la pose mélancolique d'une fille abusée devant son séducteur; mais elle riait intérieurement comme une grisette en partie fine.

      — Ma chère enfant, je ne donne pas dans de semblables godans, MOI!

      Telle fut la phrase brève par laquelle se termina la délibération de l'ancien fournisseur. Du Bousquier se faisait gloire d'appartenir à cette école de philosophes cyniques qui ne veulent pas être attrapés par les femmes, et qui les mettent toutes dans une même classe suspecte. Ces esprits forts, qui sont généralement des hommes faibles, ont un catéchisme à l'usage des femmes. Pour eux, toutes, depuis la reine de France jusqu'à la modiste, sont essentiellement libertines, coquines, assassines, voire même un peu friponnes, foncièrement menteuses, et incapables de penser à autre chose qu'à des bagatelles. Pour eux, les femmes sont des bayadères malfaisantes qu'il faut laisser danser, chanter et rire; ils ne voient en elles rien de saint, ni de grand; pour eux ce n'est pas la poésie des sens, mais la sensualité grossière. Ils ressemblent à des gourmands qui prendraient la cuisine pour la salle à manger. Dans cette jurisprudence, si la femme n'est pas constamment tyrannisée, elle réduit l'homme à la condition d'esclave. Sous ce rapport, du Bousquier était encore la contre-partie du chevalier de Valois. En disant sa phrase, il jeta son bonnet au pied de son lit, comme eût fait le pape Grégoire du cierge qu'il renversait en fulminant une excommunication.

      — Souvenez-vous, monsieur du Bousquier, répondit majestueusement Suzanne, qu'en venant vous trouver j'ai rempli mon devoir; souvenez-vous que j'ai dû vous offrir ma main et vous demander la vôtre; mais souvenez-vous aussi que j'ai mis dans ma conduite la dignité de la femme qui se respecte, que je ne me suis pas abaissée à pleurer comme une niaise, que je n'ai pas insisté, que je ne vous ai point tourmenté. Maintenant vous connaissez ma situation. Vous savez que je ne puis rester à Alençon: ma mère me battra, madame Lardot est à cheval sur les principes comme si elle en repassait; elle me chassera. Pauvre ouvrière que je suis, irai-je à l'hôpital, irai-je mendier mon pain? Non! je me jetterais plutôt dans la Brillante ou dans la Sarthe. Mais n'est-il pas plus simple que j'aille à Paris? Ma mère pourra trouver un prétexte pour m'y envoyer: ce sera un oncle qui me demande, une tante en train de mourir, une dame qui me voudra du bien. Il ne s'agit que d'avoir l'argent nécessaire au voyage et à tout ce que vous savez...

      Cette nouvelle avait pour du Bousquier mille fois plus d'importance que pour le chevalier de Valois; mais lui seul et le chevalier étaient dans ce secret qui ne sera dévoilé que par le dénouement de cette histoire. Pour le moment, il suffit de dire que le mensonge de Suzanne introduisait une si grande confusion dans les idées du vieux garçon, qu'il était incapable de faire une réflexion sérieuse. Sans ce trouble et sans sa joie intérieure, car l'amour-propre est un escroc qui ne manque jamais sa dupe, il aurait pensé qu'une honnête fille comme Suzanne, dont le cœur n'était pas encore gâté, serait morte cent fois avant d'entamer une discussion de ce genre, et de lui demander de l'argent. Il aurait reconnu dans le regard de la grisette la cruelle lâcheté du joueur qui assassinerait pour se faire une mise.

      — Tu irais donc à Paris? dit-il.

      En entendant cette phrase, Suzanne eut un éclair de gaieté qui dora ses yeux gris, mais l'heureux du Bousquier ne vit rien.

      — Mais oui, monsieur!

      Du Bousquier commença d'étranges doléances: il venait de faire le dernier payement de sa maison, il avait à satisfaire le peintre, le maçon, le menuisier; mais Suzanne le laissait aller, elle attendait le chiffre. Du Bousquier offrit cent écus. Suzanne fit ce qu'on nomme en style de coulisse une fausse sortie, elle se dirigea vers la porte.

      — Eh! bien, où vas-tu? dit du Bousquier inquiet. Voilà la belle vie de garçon, se dit-il. Je veux que le diable m'emporte si je me souviens de lui avoir chiffonné autre chose que sa collerette!.. Et, paf! elle s'autorise d'une plaisanterie pour tirer sur vous une lettre de change à brûle-pourpoint.

      — Mais, monsieur, dit Suzanne en pleurant, je vais chez madame Granson, la trésorière de la Société Maternelle, qui, à ma connaissance, a retiré quasiment de l'eau une pauvre fille dans le même cas.

      — Madame Granson!

      — Oui, dit Suzanne, la parente de mademoiselle Cormon, la présidente de la Société Maternelle. Sous votre respect, les dames de la ville ont créé là une Institution qui empêchera bien des pauvres créatures de détruire leurs enfants, qu'on en a fait mourir une à Mortagne, voilà de cela trois ans, la belle Faustine d'Argentan.

      — Tiens, Suzanne, dit du Bousquier en lui tendant une clef, ouvre toi-même le secrétaire, prends le sac entamé qui contient encore six cents francs, c'est tout ce que je possède.

      Le vieux fournisseur montra, par son air abattu, combien il mettait peu de grâce à s'exécuter.

      — Vieux ladre! se dit Suzanne.

      Elle comparait du Bousquier au délicieux chevalier de Valois, qui n'avait rien donné, mais qui l'avait comprise, qui l'avait conseillée, et qui portait les grisettes dans son cœur.

      — Si tu m'attrapes, Suzanne, s'écria-t-il en lui voyant la main au tiroir, tu...

      — Mais, monsieur, dit-elle en l'interrompant avec une royale impertinence, vous ne me les donneriez donc pas, si je vous les demandais?

      Une fois rappelé sur le terrain de la galanterie, le fournisseur eut un souvenir de son beau temps, et fit entendre un grognement d'adhésion. Suzanne prit le sac et sortit, en se laissant baiser au front par le vieux garçon, qui eut l'air de dire: — C'est un droit qui me coûte cher. Cela vaut mieux que d'être engarrié par un avocat en Cour d'Assises, comme le séducteur d'une fille accusée d'infanticide.

      Suzanne cacha le sac dans une espèce de gibecière en osier fin qu'elle avait au bras, et maudit l'avarice de du Bousquier, car elle voulait mille francs. Une fois endiablée par un désir, et quand elle a mis le pied dans une voie de fourberies, une fille va loin. Lorsque la belle repasseuse chemina dans la rue du Bercail, elle songea que la Société Maternelle présidée par mademoiselle Cormon lui compléterait peut-être la somme à laquelle elle avait chiffré ses dépenses, et qui, pour une grisette d'Alençon, était considérable. Puis elle haïssait du Bousquier. Le vieux garçon avait paru redouter la confidence de son prétendu crime à madame Granson; or, Suzanne, au risque de ne pas avoir un liard de la Société Maternelle, voulut, en quittant Alençon, empêtrer l'ancien fournisseur dans les lianes inextricables d'un cancan de province. Il y a toujours chez la grisette un peu de l'esprit malfaisant du singe. Suzanne entra donc chez madame Granson en se composant un visage désolé.

      Madame Granson, veuve d'un lieutenant-colonel d'artillerie mort à Iéna, possédait pour toute fortune une maigre pension de neuf cents francs, cent écus de rente à elle, plus un fils dont l'éducation et l'entretien lui avaient dévoré ses économies. Elle occupait, rue du Bercail, un de ces tristes rez-de-chaussée qu'en passant dans la principale rue des petites villes le voyageur embrasse d'un seul coup d'œil. C'était une porte bâtarde, élevée sur trois marches pyramidales; un couloir d'entrée qui menait à une cour intérieure,

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