Jane Austen: Oeuvres Majeures. Джейн ОÑтин
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Le départ soudain du colonel Brandon et la fermeté qu’il avait mise à en cacher la cause, excitèrent la plus vive curiosité chez madame Jennings, et pendant trois ou quatre jours elle en fut occupée au point, que la course de Maria avec Willoughby fut tout-à-fait mise de côté. Elle avait deviné juste ; elle était contente et n’y pensait plus. Elle était trop bonne pour se plaire à tourmenter ces pauvres jeunes gens, qui s’aimaient comme on doit s’aimer à leur âge, qui rivalisaient tous deux en beauté : rien de plus naturel, et il n’y avait rien à dire. Mais ce colonel que peut-il lui être arrivé ? Elle errait de conjecture en conjecture ; c’était sûrement quelque chose de très-fâcheux ; elle avait vu cela sur son visage ; et la voilà à penser à toutes les espèces de maux et de malheurs qui pouvaient tomber sur lui. Pauvre cher homme ! j’en suis vraiment effrayée ! c’est peut-être une affaire dangereuse, une banqueroute, que sais-je ! il est possible qu’à ce moment il soit entièrement ruiné. Sa belle terre de Delafort n’a jamais rendu plus de deux mille louis par an, et son frère lui a laissé beaucoup de dettes, je sais cela positivement ; mais que ne donnerais-je pas pour savoir à présent la vérité et le vrai but de ce voyage à Londres, si pressé qu’il ne peut le retarder d’une heure ? Peut-être que cela regarde miss Williams, et en rassemblant toutes les circonstances, je sais que c’est cela même. Il rougit quand je la nommai ; ne l’avez-vous pas remarqué ? moi j’étais en face de lui, je le regardais au blanc des yeux, et je ne me trompe pas. Peut-être est-elle malade à Londres, peut-être morte ; rien dans le monde de plus vraisemblable ; j’ai une idée qu’elle est très délicate. Je parie tout au monde que cette lettre regardait miss Williams. Non, non, ce n’est pas une banqueroute ; il est trop prudent et trop sage ! À moins, quoiqu’il en dise, que ce ne soit sa sœur qui le demande à Avignon ; il est très bon frère, et cela expliquerait cette grande presse. Enfin à la bonne heure ! qu’est-ce que cela me fait à moi ? quoique ce soit, on le saura pourtant un jour. Je souhaite de tout mon cœur d’apprendre qu’il soit hors de peine et qu’il ait une bonne femme par-dessus le marché.
C’était à Elinor que madame Jennings adressait toutes ces conjectures, en s’étonnant beaucoup qu’elle ne partageât pas son inquiétude. Elinor s’intéressait infiniment au colonel, mais elle ne voyait aucune raison de s’alarmer pour lui ; elle était d’ailleurs trop occupée des amours de sa sœur et de Willoughby, et de l’extraordinaire silence que tous les deux gardaient sur leur projet de mariage, pour s’inquiéter d’autre chose. Elle ne savait comment expliquer ce mystère, incompatible avec leur caractère à tous les deux, tandis qu’ils n’en mettaient pas même assez dans leur inclination réciproque. Pourquoi ne pas s’ouvrir entièrement soit à elle, soit à madame Dashwood ? Cette dernière ne se conduisait pas de manière à faire craindre un refus à Willoughby, qu’elle comblait d’amitiés comme s’il eût déjà été son beau-fils ; et quand toute sa conduite disait qu’il aspirait à le devenir, pourquoi continuait-il à se taire ? Elinor ne pouvait l’imaginer.
Elle comprenait bien cependant qu’il était possible que quoique Willoughby fût très amoureux de Maria il ne fût pas le maître de l’épouser immédiatement ; il était indépendant, il est vrai, mais tant que madame Smith vivrait, il n’était pas assez riche pour s’établir. Sa terre de Haute-Combe ne lui rapportait, d’après sir Georges, que six ou sept cents pièces par an, qui lui suffisaient à peine pour sa vie de garçon, et souvent il s’était plaint devant elles de sa pauvreté. Malgré cela il était singulier qu’avec l’extrême franchise dont il faisait profession, et que Maria mettait sans cesse à la tête de toutes les vertus, il ne leur échappât jamais un mot ni à l’un ni à l’autre sur un projet d’union qu’ils formaient bien certainement. Mais étaient-ils réellement engagés ensemble ? Toute leur conduite l’affirmait et surtout cette course à Altenham ; cependant quelquefois une espèce de doute traversait l’esprit d’Elinor et l’empêchait d’avoir une explication avec sa sœur. Si vive, si sensible, si peu raisonnable, lui pardonnerait-elle l’ombre d’un doute sur celui qu’elle aimait si passionnément ? souvent aussi Elinor reprenait en lui une entière confiance. Toute sa conduite était si franche, si ouverte, qu’il croyait peut-être n’avoir pas besoin de s’expliquer plus clairement. Il était avec Maria le plus tendre et le plus attentif des amans, et avec sa mère et ses sœurs, le fils et le frère le plus affectionné ; il avait l’air de les regarder toutes comme ses parentes et la chaumière comme sa maison. Il y passait bien plus de temps qu’à Altenham, et lorsqu’il n’y avait pas d’engagement général au Parc, il y restait des jours entiers à côté de Maria, son chien favori couché à ses pieds, lisant, faisant de la musique comme s’il eût fait déja partie de la famille.
Une soirée particulièrement, environ une semaine après le départ du colonel, son cœur sembla s’ouvrir avec plus d’abandon et d’attachement pour tous les objets qui l’entouraient. Il était comme à l’ordinaire seul avec la mère et les trois sœurs, quand madame Dashwood parla de ses projets d’agrandir et d’embellir la maison le printemps suivant. Aussitôt il rejeta cette idée avec beaucoup de feu et de sentiment, comme ne pouvant supporter la pensée d’aucun changement dans un lieu qui lui était si cher tel qu’il était, et qui lui paraissait parfait. « Quoi ! s’écria-t-il, embellir cette chère demeure ! non, non, je n’y consentirai jamais ; pas une pierre ne doit être ajoutée à ces murs, pas un coin ne doit être changé, si vous avez le moindre égard à mes sentimens. »
Madame Daswood sourit et lui tendit la main en silence, mais avec l’air attendri. Ne soyez pas alarmé, mon cher Willoughby, dit Elinor gaîment ; maman fait beaucoup de projets ; cela ne coûte rien, mais il n’en est pas de même de l’exécution, et nous ne serons jamais assez riches pour bâtir. J’en suis charmé, s’écria-t-il ; puissiez-vous toujours être pauvres, si vous ne savez pas mieux employer vos richesses.
— Bien obligée du souhait, Willoughby, dit madame Dashwood ; mais soyez assuré que je sacrifierais sans peine tous mes projets d’embellissement à ce touchant sentiment d’affection locale que vous venez d’exprimer. Fiez-vous à moi là-dessus ; quelque riche que je devienne, je ne dépenserai pas mon argent d’une manière qui vous serait aussi pénible. Mais êtes-vous réellement assez attaché à cette maison pour n’y voir aucun défaut ? — Aucun je vous le jure, dit-il, avec feu ; je vous dirai plus, je la regarde comme le seul endroit sur la terre qui me donne l’idée du parfait bonheur domestique, et si j’étais, moi, assez riche pour bâtir, je jetterais bas ma grande maison de Haute-Combe, pour la rebâtir exactement sur le plan de votre chaumière.
— Sans oublier cet étroit et sombre escalier, et la cuisine qui fume ? dit Elinor.
— Oui, sans rien oublier ; exactement comme ceci ; les petits inconvéniens mêmes : ils tiennent aussi à des souvenirs, et la moindre variation m’avertirait que ce n’est pas la chaumière de Barton. Oh ! je pourrais peut-être alors être aussi heureux à Haute-Combe que je l’ai été ici !
— J’espère, reprit Elinor, que même avec le désavantage d’un grand escalier et d’un beau salon, vous trouverez aussi le bonheur dans votre maison.
— Il y a certainement, dit Willoughby, des circonstances qui pourraient aussi me la rendre bien chère ; mais cette demeure-ci aura toujours des droits sur mon affection qu’aucune autre ne peut avoir.
Oh ! qui rendra l’expression de plaisir, de bonheur, de tendresse, de passion qui se peignit alors dans les yeux de madame Dashwood et de Maria ; c’étaient l’amour maternel et l’autre amour dans toute leur force. Toutes les deux regardèrent l’aimable enthousiaste de la chaumière, de manière à lui dire qu’on l’avait entendu.
— Combien de fois ai-je souhaité, ajouta-t-il,