Ruines et fantômes. Jules Claretie
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Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu, commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait retrouver son frère.
La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture.
—J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On ne nous séparera pas.
Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point. Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le détenteur de la fortune paternelle, il devenait encore le représentant de l'autorité, le rude devoir incarné, le remords vivant. «Cet homme est de trop!» Ce dut être le mot de cette femme. Ce qu'il advint, on le sait. Pierre Hardy fut tué. Comment? On l'ignorera toujours.
L'abbé Hardy, dans son Mémoire, a raconté tout au long ce fatal dimanche, la journée du crime.
Il devait, paraît-il, le surlendemain, regagner Toulouse; il avait payé déjà M. Vauvert, procureur au Châtelet, rue des Bourdonnais, et Morisset, greffier, rue des Deux-Boules, l'un et l'autre utilisés dans la contre-enquête. Tous ses comptes liquidés, rien ne le retenait plus à Paris. Ce matin-là, Jacques Hardy se leva de bonne heure. Il quitte la rue Coquillière, monte jusqu'à la rue de la Jussienne, où, à l'hôtel Louis-le-Grand, il dîne «avec tout l'appétit d'un jeune homme bien portant qui veut bien employer ses trente sols», et va faire un tour au Palais-Royal et y prendre le méridien. Il rencontre là son frère, le salue, lui trouve un air embarrassé (la version est de lui). Il devine que Pierre songe à Lucile, que peut-être va-t-il chez elle. Son frère seul, et son ami le plus intime, l'abbé Dalès, savaient où logeait la femme Gautier.
Jacques prit une chaise, s'assit et regarda les promeneurs. Il était dégustant et découpant une glace devant ce café Foy, où, deux ans plus tard, montant sur une table, Camille Desmoulins devait, d'un geste et d'un mot, pousser le peuple à la Bastille. On met en doute (c'est une parenthèse) l'histoire des trompettes de Josué, qui firent tomber les murailles de Jéricho; le cri d'un gamin de génie fit bien s'écrouler d'un seul coup les pierres de la forteresse despotique.
Il faisait beau dans ce Palais-Royal, où Debucourt devait faire pirouetter ses muscadins et chiffonner les galants jupons de ses merveilleuses. Les gens circulaient, habits rouges ou verts, bas chinés; les femmes cachaient le bas de leur visage dans leurs fourrures, et ne laissaient voir que leurs yeux. Les boutiques des arcades, louées depuis peu par le duc d'Orléans 3400 livres chacune, étaient fermées. Paris se promenait, buvait l'air et flânait. Peut-être les futurs révolutionnaires s'échauffaient-ils là-bas, sous les galeries, causant de l'avenir, le colossal marquis de Saint-Huruge dominant déjà les groupes. A quelques pas de sa chaise, l'abbé Hardy pouvait voir le fameux n° 114, où, trois ans auparavant, l'abbé Rousseau, amoureux de la soeur de son élève, s'était brûlé la cervelle un beau soir. Ce n° 114 était un restaurant. Après avoir dîné dans un cabinet particulier, l'abbé Rousseau écrivit un billet qu'il posa sur son assiette: «J'étais né pour la vertu, j'allais être criminel, j'ai préféré de mourir!» Et voilà un suicide. Il y a des maisons prédestinées. Dans ce même restaurant, Lepelletier de Saint-Fargeau devait être assassiné par Pâris.
Bien reposé, Jacques Hardy se leva, prit le chemin de la rue Saint-Antoine, et, à la communauté des prêtres de Saint-Paul, demanda son ami, l'abbé Dalès. Il venait lui faire ses adieux et lui réclamer quelques ouvrages de théologie auxquels il tenait beaucoup. L'abbé Dalès était sorti. Hardy tira d'un petit sac de peau suspendu contre la muraille un morceau de craie blanche, et traça son nom sur la porte, en guise de carte de visite. C'était l'usage en bien des maisons. Voltaire et Piron en profitaient pour se fusiller d'injures.
Le charron qui devait mettre en état la voiture de voyage de l'abbé avait justement son atelier près de la Bastille. Hardy n'était pas loin, il entra chez lui, causa, puis se rendit rue des Saints-Pères, chez Me Gerbier, son avocat. Il y resta, a-t-il dit, de deux heures à cinq heures de l'après-midi, et le crime dut être commis, rue Saint-Louis du Palais, à trois heures de relevée. A cinq heures, l'abbé Hardy était de retour à son hôtel, et écrivait des lettres, lorsque Claude Carré, son domestique, entra vivement, et lui dit:
—Monsieur, il y a une dame qui vous demande dans l'église
Saint-Eustache, et qui paraît très-empressée à vous parler.
«J'ai cru, dit Jacques Hardy, que c'était Mme Campenon, marchande limonadière, tenant le café de la Bonne-Foi, rue Saint-Jacques, et qui avait déposé en ma faveur dans l'enquête de mon adversaire.»
Et il sort.
«Arrivé, dit-il, à Saint-Eustache, je cherche partout des yeux Mme Campenon, et, ne la voyant pas, je commençais à me douter de quelque tour, quand je me sens tirer par l'habit, et, me retournant, je vois Lucile qui, étant mise très-proprement, me dit: «—J'ai des choses de la dernière importance à te communiquer; mais, comme nous ne pouvons parler longtemps dans une église, mène-moi dans un lieu où je puisse te parler librement.» Ne sachant trop où la mener, je pris avec elle le chemin du Palais-Royal. Chemin faisant, je voulais savoir ce qu'elle avait à me dire; mais, le fracas des voitures et le tintamarre des rues de Paris m'empêchant de l'entendre, je remis toute explication à notre arrivée au Palais-Royal. Nous y cherchâmes un endroit solitaire et écarté de la foule, et nous nous assîmes près du bassin, adossés à un des cabinets de treillages, où nous étions absolument seuls.
«Elle commença par vouloir me tromper en me disant d'un air embarrassé:—On cherche à nous faire enfermer; ta famille a obtenu des ordres et ton frère est chargé de les faire exécuter; l'on doit nous prendre demain matin dans notre lit chacun de notre côté, et si nous ne partons pas sur-le-champ, nous sommes perdus.—C'est une terreur panique, lui répondis-je, ce n'est pas au moment où je vais faire juger mon procès que ma famille cherchera à m'enfermer pour me le faire perdre.»
C'est alors—toujours selon la version de Hardy—que Lucile, laissant éclater brusquement la vérité, lui déclare que Pierre Hardy était venu chez elle après l'avoir quitté, lui, son frère, au Palais-Royal; qu'il l'avait insultée, menacée, et que, «emportée par le premier mouvement, elle avait, dit l'abbé, pris mon couteau de chasse, qui était pendu à côté de son lit, et que, saisissant un moment à l'improviste, elle le lui avait plongé dans le coeur, qu'il était mort sur le coup, que tout était tranquille dans la maison, et que personne ne s'était aperçu de rien.»
On le voit, Hardy ne songe qu'à bien établir son innocence. Tout à l'heure il écartait de lui l'accusation par l'alibi; maintenant il la rejette simplement sur une autre, et la peint, égarée, toute pâle, se jetant à ses pieds et lui disant:
«Oui, je suis coupable, je m'accuse et je ne mérite que ton exécration, mais quand j'ai commis le crime, ce n'a été que pour ne pas être séparée de toi: si cette considération ne te touche pas, traite-moi sans ménagements, ne crains pas de livrer au bras infâme