Ruines et fantômes. Jules Claretie
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«Grand Dieu! ajoute Hardy, dans quelle agitation me plongèrent ces dernières paroles! J'en appelle non pas à vous, âmes stériles et stagnantes, mais à vous, âmes sensibles, qui, ayant senti les élans et le délire d'une grande passion, avez éprouvé qu'elle commandait à tous vos mouvements et qu'il n'y avait pas une seule pulsation de vos artères qu'elle ne dirigeait; dites, croyez-vous que ce fût du lait qui dans ce moment coulât paisiblement dans mes veines??? Non, c'était du vitriol.»
Voilà de ces cris vraiment éloquents. Mais, partent-ils bien d'un coeur sincèrement ému, torturé, innocent? La réflexion se fait accusatrice. Lucile seule a-t-elle pu mutiler, comme on l'a vu, le corps de Pierre Hardy? Ces blessures horribles n'accusent-elles pas une main d'homme, une main robuste et ferme? L'abbé Hardy a bien voulu encore faire planer les soupçons sur le mari de Lucile; mais Gautier n'était plus à Paris déjà en janvier 1787. Parti pour Lyon, logé je ne sais où, à Fourvières, on ne l'a jamais retrouvé, on ne l'a plus revu.
En s'associant à la fuite de Lucile, Jacques Hardy d'ailleurs devenait son complice.
II
Il rentre à l'hôtel de Calais, il fait sa bâche, attelle son cabriolet, va chercher Lucile qui l'attend, et (c'était le soir) en passant sur le pont de la Tournelle, l'idée lui vient un instant de se jeter à l'eau. La Seine semble avoir parfois des remous magnétiques. «Le parapet n'est pas bien haut, songeait Hardy, la rivière est forte, tout sera fini[2]!» Mais Lucile!… Il s'éloigne. «Me voici. Viens!» Elle monte en voiture. Ils sortent de Paris par la porte Saint-Bernard. Le garde insistait beaucoup pour savoir où allaient ces gens qui, j'imagine, étaient pâles. A Villejuif, ils prennent la poste. Lucile, que tout retard effrayait, attelle elle-même les chevaux. On abandonne le cabriolet sur la route, et vite les coups de fouet. Aux portes de Sens, par une fatalité, l'essieu casse. Il faut le réparer. Hardy entre dans une auberge, tombe épuisé sur un banc et regarde le parquet d'un oeil fixe. Le géant est brisé; la frêle et nerveuse Lucile va, vient, presse les ouvriers, prend le rabot, travaille elle-même. L'essieu refait, elle entre dans l'auberge. Hardy dormait.
[Note 2: Mémoire manuscrit de J.-M.-B. Hardy. Combien de pareils manuscrits que l'on ne consulte pas pour écrire l'histoire!]
—Holà! en route!
Elle le secoue et l'éveille. Ils sont partis.
L'histoire ici tourne au roman. Je n'écris pas une nouvelle, je raconte ce que j'ai lu. C'est dommage. L'abbé Hardy pourrait fournir un beau sujet aux faiseurs de récits d'aventures. Arrivés à Lyon, il prend un passeport sous un nom supposé. Voilà qui est dit. Les fugitifs traverseront les Alpes, gagneront l'Italie, s'établiront à Milan ou à Bologne, et vivront là comme ils pourront, heureux et libres! Libres!
Jacques Hardy avait emporté peu d'argent. C'était une faute. Mais comment réaliser si vite la fortune du mort? On était parti un peu au hasard, fuyant le gibet, courant le salut. Ils allèrent plus loin qu'ils ne se l'étaient promis et ne s'arrêtèrent qu'à Venise. Hardy appelle cette course folle à travers la France et l'Italie «un voyage qui, en exceptant le passage du mont Cenis, aurait pu être agréable dans toute autre position». Italiam! Italiam! Sans doute. Mais ce n'était pas là Roméo et Juliette, c'était lord et lady Macbeth, et le spectre de Banquo les suivait. En route, l'abbé avait acheté en gros (sans doute à Genève) une douzaine de montres qu'il revendit aux Vénitiens avec bénéfices. Venise la républicaine ne lui déplaisait pas; mais elle était encore trop près du royaume de France. Il projetait de passer la mer, de s'établir en Égypte, et déjà s'entendait avec un capitaine de vaisseau vénitien prêt à mettre à la voile pour le Levant. «Je connaissais le commerce d'Alexandrie, et j'espérais me tirer d'affaire par son secours en commerçant sur le café, les sequins vénitiens, la saieta et autres objets, sans cependant changer de religion.»
Parbleu! Bien entendu, l'abbé.
Mais une chute de Lucile vint tout gâter. Elle descendait de gondole, après une promenade au Lido; elle tombe et fait une fausse couche.
—Pars donc seul! dit-elle à Hardy.
Il s'embarque pour Trieste où je ne sais quelles affaires l'appelaient chez un marchand de verroteries, et, à son retour, quel étonnement!… Lucile n'est plus là. Fatiguée de son amant, effrayée de la pauvreté qu'il fallait maintenant partager avec lui, elle s'était simplement fait enlever par un nommé Lesage, agent secret de l'ambassade française.
Le premier mot de Hardy fut celui-ci: Je le tuerai!
Peut-être l'eût-il fait; mais un beau matin on éveille l'abbé dès l'aurore, on lui ordonne de s'habiller, et on le conduit aux prisons de l'Inquisition d'État. C'était le 8 juillet 1787, six mois après le meurtre. Sans autre forme de procès, l'abbé fut jeté dans le même cachot qu'un Titatarma qui me paraît un énergique et joyeux compagnon. Ce Titatarma avait bien çà et là distribué quelques coups de couteau à ses contemporains, mais il aimait à rire et payait volontiers à Jacques Hardy quelque réchauffant fiaschetto.
—Ah çà! lui dit-il au bout de trois ou quatre jours de fraternisation, est-ce que vous avez tué, vous, homme ou femme?
Titatarma aimait les confidences.
L'abbé Hardy devint pâle.
—Je ne sais même pas, dit-il, pourquoi je suis ici!
—Diable, fit l'autre, je suis donc plus instruit que votre Eccellenza. C'est comme assassin qu'on me loge. Et quant à vous, tenez, vous êtes un bon enfant, eh bien! vous êtes accusé d'avoir tué votre frère. Bah! qu'importe! Le vrai mot d'ordre est celui-ci: Du marasquin et de la gaieté. Un mauvais quart d'heure est bientôt passé.
L'abbé Hardy, qui nous raconte ce dialogue, ne nous dit pas si le Vénitien Titatarma passa le mauvais quart d'heure, mais il a soin de répéter que lui, sujet de Louis XVI, demeura trois mois dans ces cachots, rongé de vermine, sans chemise, misérable et malade. L'inspecteur de police le remit à la fin bien et dûment enchaîné aux autorités françaises, et on le reconduisit, une chaîne cadenassée à chacun de ses pieds et formant noeud sous le ventre d'un mulet rétif. Il passa de la sorte le mont Cenis, par le froid, par la neige, vêtu simplement d'un habit de camelot déchiré et les membres disloqués à chaque bond du mulet. On rencontre justement à mi-côte de la montagne une caravane de baladins montreurs de bêtes. L'odeur des fauves monte aux naseaux du mulet qui prend peur, galope et broie littéralement, secoue, torture son triste cavalier. Le voyage dura onze jours. A la fin d'octobre 1787, Hardy arrivait à Lyon au château de Pierre-Cise, où on l'enchaîna par le cou dans un cachot.
On lui laissait pourtant les mains libres. Il résolut d'en profiter; il voulait mourir.
«J'avais soustrait à cinq visites d'Argus plusieurs morceaux de verre bien taillants. J'en choisis un en forme de lancette, je pilai le reste que j'avalais, et je m'ouvris les veines.
«D'abord ma main malhabile et peu au fait d'une opération qui exige de l'expérience et de la pratique, ne pouvait en venir