Les morts commandent. Vicente Blasco Ibanez

Чтение книги онлайн.

Читать онлайн книгу Les morts commandent - Vicente Blasco Ibanez страница 4

Автор:
Серия:
Издательство:
Les morts commandent - Vicente Blasco Ibanez

Скачать книгу

grand saint Vincent Ferrer, qui avait fait tant de miracles, lorsqu’il était venu prêcher à Majorque. Qu’il en fît un de plus, pour empêcher de se réaliser le monstrueux projet de don Jaime! Qu’un énorme quartier de roche se détachât de la montagne, pour couper la route de Valldemosa! Que la voiture versât, et que l’on rapportât don Jaime sur un brancard!... Tout plutôt que cette honte!

      Febrer, ayant traversé l’antichambre, commença de descendre les marches de l’escalier. Comme tous les nobles de l'île, ses pères avaient élevé des constructions grandioses. Le vestibule occupait un tiers du rez-de-chaussée. Une sorte de loggia à l’italienne, formée de cinq arcades, soutenue par de fines colonnettes, s’étendait en haut de l’escalier et donnait accès, par deux portes, aux deux ailes de l’édifice, plus élevées que le corps principal du logis. Au centre de la balustrade, en face de la porte-cochère, se trouvait l’écusson en pierre des Febrer, avec une lanterne en fer forgé.

      En descendant, Jaime heurtait sa canne contre les marches de pierre, ou en frappait les hautes amphores vernissées qui ornaient les paliers, amphores qui, sous le choc, rendaient un son de cloche. La rampe de fer, oxydée par les ans, s’effritait en écailles rouillées, et tremblait au bruit des pas, comme si elle allait se desceller.

      Arrivé à la cour d’honneur, Febrer s’arrêta. En songeant à la grave résolution qu’il avait prise, il jeta un long regard sur ce vieux palais que, d’ordinaire, il considérait avec indifférence. La cour, vaste comme une place publique, pouvait recevoir plus de douze carrosses et tout un escadron de cavaliers. Douze colonnes massives, en marbre veiné de l'île, soutenaient les arcades de pierre simplement taillée, sur lesquelles reposait un plafond aux poutres noircies par le temps. Le pavé était formé d’un cailloutage, verdi de mousse. Une fraîcheur de ruines régnait dans cette cour immense et déserte. Un chat la traversa, sortant des anciennes écuries par la chatière d’une porte vermoulue, et disparut bientôt par l’orifice des souterrains abandonnés, où l’on conservait autrefois les récoltes.

      La rue était solitaire. A son extrémité, bordée par le mur du jardin des Febrer, on apercevait les remparts, percés d’une grande porte, armée au cintre d’une herse de bois, dont les dents semblaient être d’un poisson gigantesque. A travers cette ouverture, les eaux de la baie, vertes et lumineuses, tremblaient de reflets d’or.

      Jaime fit quelques pas sur le pavé bleuâtre de la rue, dépourvue de trottoirs, puis s’arrêta encore, pour contempler sa demeure. Ce n’était plus qu’un faible reste du passé. L'antique palais des Febrer avait occupé un vaste espace, mais avec le temps et la gêne de la famille, il avait peu à peu diminué d’étendue. Une partie de ce palais était devenue un couvent de religieuses, tandis que d’autres avaient été acquises par de riches Majorquins, qui, en surchargeant l’édifice de balcons modernes, en avaient détruit l’unité primitive, visible encore dans la ligne des auvents et des toits. Quant aux Febrer, ils avaient dû, pour accroître leurs revenus, se réfugier dans la partie du palais donnant sur les jardins et sur la mer, tandis qu’ils louaient les rez-de-chaussée à des boutiquiers et à de petits industriels. Tout à côté de la grande porte seigneuriale, une vitrine laissait voir des jeunes filles qui repassaient du linge. Elles saluèrent don Jaime d’un sourire respectueux. Celui-ci demeurait immobile, et continuait à contempler la demeure de ses ancêtres.

      Elle avait grand air, toute mutilée et vieille qu’elle était! La pierre du soubassement, effritée et creusée par le frôlement des piétons et le heurt des voitures, était coupée à ras du sol par de nombreux soupiraux grillés. A partir de l’entresol, loué à un droguiste, la majesté de la façade commençait à se déployer. Au niveau de l’arcade, dominant la porte-cochère, trois fenêtres, divisées par des colonnes géminées, montraient leurs encadrements de marbre noir, finement travaillé. Des chardons de pierre montaient le long des colonnes qui soutenaient les corniches, surmontées de trois grands médaillons. Dans celui du centre, était sculpté le buste de l’empereur, avec cette inscription: Dominus Carolus Imperator 1541, rappelant le passage de Charles-Quint à Majorque, lors de la malheureuse expédition d'Alger. Ceux des côtés figuraient les armes de Febrer, soutenues par des poissons à têtes d’hommes barbus. Au premier étage, ornant les montants et les corniches des larges fenêtres, des rinceaux, formés d’ancres et de dauphins, rappelaient les gloires de cette lignée de navigateurs. A chaque extrémité s’ouvrait une énorme conque. Dans la partie la plus haute de la façade, s’alignait une file compacte de fénestrelles gothiques: les unes murées, d’autres ouvertes, pour donner de l’air et de la lumière aux mansardes; enfin couronnant le tout, l’auvent monumental, l’auvent grandiose, comme on n’en voit qu’à Majorque, projetait jusqu’au milieu de la rue son magnifique assemblage de chevrons sculptés, noircis par le temps et soutenus par de massives gargouilles.

      Jaime parut satisfait de son examen. Le palais de ses ancêtres était beau encore, malgré les fenêtres sans vitres, malgré la poussière et les toiles d’araignées amoncelées dans les brèches des murailles. Après son mariage, lorsque la fortune du vieux Valls aurait passé dans ses mains, tous s’émerveilleraient de voir la splendide résurrection des Febrer. Et il y avait des gens qui se scandalisaient de sa résolution! Et lui-même avait des scrupules!... Allons, courage! En avant!

      Il se dirigea vers le Borne, large avenue au centre de Palma, autrefois lit d’un torrent qui partageait la cité en deux villes ennemies: Can Amunt et Can Avall. Il y trouverait une voiture pour le conduire à Valldemosa.

      Au moment où il s’engageait dans l’avenue, son attention fut attirée par un groupe de promeneurs qui, à l’ombre d’arbres touffus, regardaient trois campagnards en arrêt devant l’étalage d’une boutique. Febrer reconnut leurs costumes, très différents de ceux des paysans marjorquins. C'étaient des gens d'Iviça. Le nom de cette île évoquait en lui le souvenir, déjà lointain, d’une année passée là-bas, pendant son adolescence. En apercevant ces gens dont la vue amusait les Majorquins, Jaime se mit à sourire et à considérer avec intérêt leur accoutrement et leur physionomie.

      Sans aucun doute, c’était un père avec son fils et sa fille. Le père était chaussé d’espadrilles blanches sur lesquelles tombait un ample pantalon de panne bleue. Sa veste était retenue sur la poitrine par une agrafe et laissait voir la chemise et la ceinture. Une mante de couleur foncée était posée comme un châle sur ses épaules, et, pour compléter ce costume à moitié féminin qui contrastait avec la rudesse de son brun visage de Maure, il portait sous son chapeau un foulard noué au menton, dont les pointes retombaient sur le dos. Le fils, d’environ quatorze ans, était vêtu de la même façon. Il avait un pantalon également large d’en haut, et rétréci à la jambe, mais il ne portait ni mante ni foulard. Un ruban rose, noué au cou, flottait sur sa poitrine, en guise de cravate; il avait un petit bouquet d’herbes posé sur l’oreille, et son chapeau, orné d’un galon à fleurs, était rejeté en arrière, laissant en liberté un flot de cheveux frisés, qui tombaient sur son front. Son visage malicieux, maigre et brun, était animé par l’éclat de deux yeux africains, d’un noir intense.

      Mais c’était la jeune fille qui attirait le plus l’attention. Elle portait une jupe verte à petits plis, sous laquelle se devinaient d’autres jupes superposées, le tout formant un ballon, qui faisait paraître encore plus menus ses pieds fins et mignons, dans leurs blanches espadrilles. Le relief de sa poitrine se dissimulait sous un fichu jaunâtre, parsemé de fleurs rouges. Les manches de velours, d’une couleur autre que celle de son corsage, étaient ornées d’une double rangée de boutons en filigrane, œuvre des orfèvres juifs. Une triple chaîne d’or d’où pendait une croix, brillait sur sa poitrine; les mailles en étaient si grosses que, si elles n’avaient été creuses, elles auraient accablé la jeune fille de leur poids. Sa chevelure, noire et brillante, séparée en deux bandeaux sur le front, était cachée sous un foulard blanc attaché sous son menton, puis reparaissait sur sa nuque en une longue tresse, ornée de rubans multicolores,

Скачать книгу