L'homme qui rit. Victor Hugo
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Dans la tempête, et surtout dans le météore de neige, la mer et la nuit finissent par se fondre et s’amalgamer, et par ne plus faire qu’une fumée. Brume, tourbillon, souffle, glissement dans tous les sens, aucun point d’appui, aucun lieu de repère, aucun temps d’arrêt, un perpétuel recommencement, une trouée après l’autre, nul horizon visible, profond recul noir, l’ourque voguait là-dedans,
Se dégager des Casquets, éluder l’écueil, cela avait été pour les naufragés une victoire. Mais surtout une stupeur. Ils n’avaient point poussé de hurrahs; en mer, on ne fait pas deux fois de ces imprudences-là. Jeter la provocation là où on ne jetterait pas la sonde, c’est grave.
L’écueil repoussé, c’était de l’impossible accompli. Ils en étaient pétrifiés. Peu à peu pourtant, ils se remettaient espérer. Telles sont les insubmersibles mirages de l’âme. Pas de détresse qui, même à l’instant le plus critique, ne voie blanchir dans ses profondeurs l’inexprimable lever de l’espérance. Ces malheureux ne demandaient pas mieux que de s’avouer qu’ils étaient sauvés. Ils avaient en eux ce bégaiement.
Mais un grandissement formidable se fit tout à coup dans la nuit. A bâbord surgit, se dessina et se découpa sur le fond de brume une haute masse opaque, verticale, à angles droits, une tour carrée de l’abîme.
Ils regardèrent, béants.
La rafale les poussait vers cela.
Ils ignoraient ce que c’était. C’était le rocher Ortach.
XIV. ORTACH
L’écueil recommençait. Après les Casquets, Ortach. La tempête n’est point une artiste, elle est brutale et toute-puissante, et ne varie pas ses moyens.
L’obscurité n’est pas épuisable. Elle n’est jamais à bout de pièges et de perfidies. L’homme, lui, est vite à l’extrémité de ses ressources. L’homme se dépense, le gouffre non.
Les naufragés se tournèrent vers le chef, leur espoir. Il ne put que hausser les épaules; morne dédain de l’impuissance.
Un pavé au milieu de l’océan, c’est le rocher Ortach. L’écueil Orlach, tout d’une pièce, au-dessus du choc contrarié des houles, monte droit à quatrevingts pieds de haut. Les vagues et les navires s’y brisent. Cube immuable, il plonge à pic ses flancs rectilignes dans les innombrables courbes serpentantes de la mer.
La nuit il figure un billot énorme posé sur les plis d’un grand drap noir. Dans la tempête, il attend le coup de hache, qui est le coup de tonnerre.
Mais jamais de coup de tonnerre dans la trombe de neige. Le navire, il est vrai, a le bandeau sur les yeux; toutes les ténèbres sont nouées sur lui. Il est prêt comme un supplicié. Quant à la foudre, qui est une fin prompte, il ne faut point l’espérer.
La Matutina, n’étant plus qu’un échouement flottant, s’en alla vers ce rocher-ci comme elle était allée vers l’autre. Les infortunés, qui s’étaient un moment crus sauvés, rentrèrent dans l’angoisse. Le naufrage, qu’ils avaient laissé derrière eux, reparaissait devant eux. L’écueil ressortait du fond de la mer. Il n’y avait rien de fait.
Les Casquets sont un gaufrier à mille compartiments, l’Ortach est une muraille. Naufrager aux Casquets, c’est être déchiqueté; naufrager à l’Ortach, c’est être broyé.
Il y avait une chance pourtant.
Sur les fronts droits, et l’Ortach est un front droit, la vague, pas plus que le boulet, n’a de ricochets. Elle est réduite au jeu simple. C’est le flux, puis le reflux. Elle arrive lame et revient houle.
Dans des cas pareils, la question de vie et de mort se pose ainsi: si la lame conduit le bâtiment jusqu’au rocher, elle l’y brise, il est perdu; si la houle revient avant que le bâtiment ait touché, elle le remmène, il est sauvé.
Anxiété poignante. Les naufragés apercevaient dans la pénombre le grand flot suprême venant à eux. Jusqu’où allait-il les traîner? Si le flot brisait au navire, ils étaient roulés au roc et fracassés. S’il passait sous le navire…
Le flot passa sous le navire.
Ils respirèrent.
Mais quel retour allait-il avoir? Qu’est-ce que le ressac ferait d’eux?
Le ressac les remporta.
Quelques minutes après, la Matutina était hors des eaux de l’écueil. L’Ortach s’effaçait comme les Casquets s’étaient effacés.
C’était la deuxième victoire. Pour la seconde fois l’ourque était arrivée au bord du naufrage, et avait reculé à temps.
XV. PORTENTOSUM MARE
Cependant un épaississcment de brume s’était abattu sur ces malheureux en dérive. Ils ignoraient où ils étaient. Ils voyaient à peine à quelques encâblures autour de l’ourque. Malgré une véritable lapidation de grêlons qui les forçait tous baisser la tête, les femmes s’étaient obstinées à ne point redescendre dans la cabine. Pas de désespéré qui ne veuille naufrager à ciel ouvert. Si près de la mort, il semble qu’un plafond au-dessus de soi est un commencement de cercueil,
La vague, de plus en plus gonflée, devenait courte. La turgescence du flot indique un étranglement; dans le brouillard, de certains bourrelets de l’eau signalent un détroit. En effet, à leur insu, ils côtoyaient Aurigny. Entre Ortach et les Casquets au couchant et Aurigny au levant, la mer est resserrée et gênée, et l’état de malaise pour la mer détermine localement l’état de tempête. La mer souffre comme autre chose; et là o elle souffre, elle s’irrite. Cette passe est redoutée.
La Matutina était dans cette passe.
Qu’on s’imagine sous l’eau une écaille de tortue grande comme Hyde-Park ou les Champs-Elysées, et dont chaque strie est un bas-fond et dont chaque bossage est un récif. Telle est l’approche ouest d’Aurigny. La mer recouvre et cache cet appareil de naufrage. Sur cette carapace de brisants sous-marins, la vague déchiquetée saute et écume. Dans le calme, clapotement; dans l’orage, chaos.
Cette complication nouvelle, les naufragés la remarquaient sans se l’expliquer. Subitement ils la comprirent. Une pâle éclaircie se fit au zénith, un peu de blêmissement se dispersa sur la mer, cette lividité démasqua à bâbord un long barrage en travers à l’est, et vers lequel se ruait, chassant le navire devant elle, la poussée du vent. Ce barrage était Aurigny.
Qu’était-ce que ce barrage? Ils tremblèrent. Ils eussent bien plus tremblé encore si une voix leur eût répondu: Aurigny,
Pas d’île défendue contre la venue de l’homme comme Aurigny. Elle a sous l’eau et hors de l’eau une garde féroce dont Ortach est la sentinelle. A l’ouest, Burhou, Sauteriaux, Anfroque, Niangle, Fond-du-Croc, les Jumelles, la Grosse, la Clanque, les Éguillons, le Vrac, la Fosse-Malière; à l’est, Sauquet, Hommeau, Floreau, la Brinebelais, la Queslingue, Croquelihou, la Fourche, le Saut,