La capitaine. Emile Chevalier
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– Si je vous pardonne! si je te pardonne! dit-il avec des inflexions caressantes, en renversant sa tête sur les genoux de sa maîtresse et lui jetant aussi les bras autour du col dont il abaissa doucement la tête vers la sienne; si je te pardonne! Eh! ne sais-je pas ta vie, ma pauvre Clotilde? N’ai-je point appris qu’après t’avoir martyrisée on s’était joué de toi! qu’on avait fait courir le bruit que j’étais mort, pour te forcer à épouser ce…
– Maurice, ne prononcez pas son nom, je vous en conjure!
– Oui, j’ai appris tout cela, poursuivit le jeune homme. Il était trop tard… tu étais mariée… J’ai souffert! … Mais à quoi bon parler des souffrances passées, quand la félicité me verse sa coupe d’ambroisie… Oh! qu’ils sont bons, qu’ils sont suaves, tes baisers! Encore, ma bien-aimée, encore…
– Non, assez… assez… Maurice… épargnez-moi… Si vous m’aimez, respectez-moi!
– Vous épargner! C’est vrai! dit le jeune homme en changeant de ton et devenant brusque, c’est vrai, vous avez un mari!
– Maurice! Maurice! Oh! ne me dites pas cela! ne me rudoyez pas ainsi; je ne le mérite pas. Je n’ai pas cessé de vous aimer, pas cessé de vous être fidèle.
– Fidèle! répéta ironiquement le jeune homme.
– Je vous le jure devant Dieu, Maurice; je n’ai pas cessé un seul instant de vous être fidèle! s’écria madame de Grandfroy avec un accent qui émut profondément son amant. Jamais, ajouta-t-elle en se faisant un voile de ses longues paupières pour cacher l’éclat qui animait ses pupilles, jamais, depuis que je l’habite, le baron n’a mis le pied dans cette chambre.
Maurice s’était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune femme éplorée contre son cœur, et, la contemplant avec une tendresse idolâtre:
– Pardonne, je t’aime! soupira-t-il.
– Oh! pourvu que vous m’aimiez, que vous m’aimiez toujours, Maurice!
– Toujours! dit-il en écho.
Et leurs haleines se confondirent.
Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T…, dans la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari.
On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa aucune trace, et jamais dans le pays, l’on ne sut ce qu’était devenue la baronne.
Première partie. Dans la Nouvelle-Écosse
I. La catastrophe
Halifax, colonie anglaise, dans l’Amérique septentrionale, est une jolie ville de vingt-cinq à trente mille âmes.
Les navires à vapeur, affectés au service trans-atlantique, y font généralement escale, et s’y ravitaillent de charbon, eau, provisions diverses.
Capitale de la Nouvelle-Écosse (péninsule à la pointe est du Nouveau-Monde, et qui offre sur l’Océan un front de deux cent quatre-vingts milles environ d’étendue), Halifax a été bâtie, en 1749, au fond d’une baie, par trois mille huit cents émigrants anglo-saxons, sur l’emplacement d’un poste français célèbre, sous le nom de Chibouctou, dans l’histoire de nos guerres avec la Grande-Bretagne.
Son port est beau, spacieux, commode, mais l’entrée en est encore difficile, quoiqu’on l’ait fort améliorée, dans ces derniers temps surtout.
En 1811, à l’époque où commence notre récit, l’accès de ce port présentait une foule d’écueils redoutés par les marins qui, dans leur langage imagé, l’avaient baptisée l’Avenue du Diable (Old Nick’s Avenue.)
On y voyait des rochers énormes, à fleur d’eau, contre lesquels plus d’un vaisseau s’était brisé, et que les légendes terribles rendaient fameux dans tout le golfe de Saint-Laurent.
Construite en bois, à l’exception de la maison du Gouvernement, et d’un très petit nombre d’habitations particulières, appartenant à des armateurs, la ville faisait déjà un commerce considérable, dont le hareng, la morue et les huiles de poisson formaient les articles principaux.
La pêche était donc l’occupation par excellence de ses habitants, qui y consacraient la plus grande partie de leur temps.
La population, y compris la garnison, s’élevait à dix ou douze mille individus. Elle se composait généralement d’Anglais; mais on y remarquait quelques Canadiens, – descendants de ces malheureux Acadiens qui furent si indignement persécutés par la Grande-Bretagne, à la fin du XVIIe siècle, – et même quelques Français d’outre-mer.
Parmi ces derniers se trouvait une famille riche et très considérée dans le pays.
Son chef se nommait M. du Sault. Il était arrivé dans la Nouvelle-Écosse, quelque vingt ans auparavant, avec sa femme et deux enfants en bas âge.
Aujourd’hui, Bertrand, l’aîné de ces enfants, était âgé de vingt-deux ans; Emmeline, sa sœur, en comptait vingt.
Ils vivaient chez leurs parents, dans une belle campagne sur les bords de la mer, à un demi-mille environ d’Halifax.
Jamais frère et sœur ne s’aimèrent plus qu’eux; jamais natures sensibles ne furent mieux faites pour s’entendre. Toujours ensemble, toujours d’accord, ils n’avaient point de secrets l’un pour l’autre. Ils chérissaient également M. et madame du Sault, qui leur rendaient cette tendresse avec usure.
Cette famille paraissait aussi heureuse qu’on peut l’être en ce monde, et chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité.
M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci disaient qu’il avait fait naufrage, ceux-là qu’il avait été assailli et dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux versions s’arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait volontiers causer les gens, et savait éluder la question quand on l’interrogeait directement.
Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée à plusieurs millions. Prévoyant l’importance que les pêcheries ne tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique des terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des récoltes merveilleuses.
C’était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que progressiste.
Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une instruction aussi bonne qu’on se la pouvait alors procurer dans les colonies de l’Amérique septentrionale.
On leur apprit l’anglais, le français, un peu de dessin, un peu de musique, l’histoire et les mathématiques.
Bertrand témoignait du goût pour la marine. À quinze ans, on l’envoya à l’école navale en Angleterre. Il revint, au bout de