La capitaine. Emile Chevalier
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Le service n’est point pénible dans les colonies.
Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître de ses actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues extraordinaires, et passait tout son temps avec sa sœur.
La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques réceptions occupaient leurs soirées.
Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins qui semblaient l’être.
Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s’était accru d’un jeune homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié de ses habitants.
Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l’anglais et le français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels, il joignait des revenus fabuleux, s’il en fallait juger par ses prodigalités, et nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il enveloppait son existence.
N’avait-il pas, d’ailleurs, ses entrées à l’hôtel du Gouvernement? n’était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost, qui, lui-même, l’avait présenté à la haute société civile et militaire de la Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur général, c’est-à-dire vice-roi de la colonie.
Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui pouvait être anglais, comme il pouvait être français.
Le comte Arthur Lancelot s’était donc lié avec la famille du Sault; et si les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les jeunes dandys d’Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de ses préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français dénationalisé (a damn’d denationalized French-man)», disaient-ils.
Cependant, Arthur Lancelot n’avait pas à Halifax une résidence fixe. Il voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l’avait épié; on avait cherché à savoir où il allait, d’où il venait. Peines perdues. À bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le sceau du secret, que c’était un espion du gouvernement anglais, qu’il surveillait les États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors en hostilités, et qu’il avait établi provisoirement son quartier général dans la capitale de la Nouvelle-Écosse.
Malgré ces rumeurs, et bien d’autres, que nous nous abstiendrons de reproduire, aucun des colons ne pouvait se flatter d’avoir des renseignements exacts sur le comte Arthur, quoique les plus notables courtisassent avidement ses faveurs. Lorsqu’il habitait Halifax, c’était à qui l’aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le lendemain, de l’avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa tournure, ses manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la localité, la Nova-Scotia, lui consacrait régulièrement une colonne, chaque semaine, dans ses Weekly Reports.
Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau Brummel fut un peu plus tard à Londres.
Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le repos de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent, d’espérance pour l’avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans appréhension, au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix autour de nous.
Bertrand tomba subitement malade.
Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune homme.
Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant, il était raide, insensible, glacé.
Les médecins déclarèrent à ses parents qu’il avait cessé d’exister.
Je n’essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut immense. Emmeline fut prise d’une attaque de nerfs qui mit ses jours en danger, et sa mère faillit devenir folle.
Avant l’ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à un nouvel examen. D’autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne se rapporta que trop, hélas! avec le premier. Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre heures.
Le jeune homme avait conquis l’estime ou l’affection de tous ceux qui le connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses restes au cimetière.
La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de sa famille à l’enterrement, car il n’est pas d’usage, parmi les Anglais, que les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait pas; mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la violence du chagrin qui rongeait son cœur.
Bertrand fut inhumé, d’après les rites de l’église catholique, dans laquelle il avait été élevé.
Sur la fosse, le prêtre dit l’office des trépassés; puis, tour à tour, et lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d’eau bénite son cercueil, le jonchèrent de couronnes d’immortelles, et le fossoyeur arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le plus sinistre des instruments.
Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux obsèques perdaient leur air grave et recueilli, et s’entretenaient complaisamment des qualités et des défauts du défunt.
Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait, s’entassait avec un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du malheureux Bertrand.
Un quart d’heure après, un petit tertre et une croix de bois noir marquaient seuls la place où il gisait.
Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax.
On lui apprit la fin prématurée du fils de M. du Sault.
Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et serait tombé si on ne l’avait soutenu. Mais cette révolution passa, en apparence, avec la rapidité de l’éclair. Le comte se remit de son émotion, causa un moment de Bertrand, comme d’un ami sincère dont la perte l’affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna la maison qu’il occupait dans la ville.
Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence navrante. Il s’arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur le parquet, poussa des cris déchirants, jusqu’à ce que des larmes abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la tombe de Bertrand et pria longuement.
Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva.
Il était en proie à une excitation fiévreuse.
– C’est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie… Cette nuit… Oui, cette nuit…
Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux et s’être assuré qu’il pourrait les reconnaître, même au milieu des ténèbres.