Le Blé qui lève. Rene Bazin

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Le Blé qui lève - Rene  Bazin

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vu, mon ami, j'ai tout vu!.. le toit, l'écurie, la sellerie, les toits à porcs, la chambre du bassecourier, tout. Il faut remettre cela à la fin du mois. Adieu.

      M. de Meximieu s'avança rapidement, sauta dans la voiture.

      – Menez bon train, Baptiste… A la gare de Corbigny!

      Il se pencha en dehors.

      – Dis donc, Michel, est-ce qu'on trouve à louer des autos, à Corbigny?

      – Oui.

      – J'en louerai une, la prochaine fois. L'âge de la victoria est passé. Adieu!

      La voiture était déjà engagée dans l'avenue montante. L'un après l'autre, sous le feu des lanternes, les hêtres au tronc tigré sortirent de l'ombre et y rentrèrent. Puis la victoria tourna à droite, et roula invisible derrière les haies de la route.

      Aussitôt après le dîner, très court, – un seul couvert au milieu de la salle à manger, au-dessous des deux lustres voilés de gaze jaune qui avaient éclairé autrefois cinquante convives, – Michel monta dans sa chambre. Il suivit le corridor du premier étage, jusqu'au bout, et poussa la dernière porte à droite. Il était venu à tâtons. Il traversa de même la chambre, et alla s'accouder à la fenêtre, qui ouvrait sur la courte prairie en demi-cercle et sur la forêt.

      Le froid semblait avoir diminué, parce que le vent avait faibli. La lune décroissante allait se lever, et déjà sa lumière devait se mêler dans le ciel à celle des étoiles, car les écharpes de brume, étendues au-dessus des futaies, des étangs et des prés, luisaient comme une neige blonde, comme des sillons nouveaux saisis par le givre du matin.

      La jeunesse s'émut dans les veines de Michel. Il frissonna de l'amour qui naît de la rencontre de l'âme avec la vie éparse et faite pour elle. Sans ouvrir les lèvres et sans que personne pût l'entendre, il cria à la forêt: «Je suis triste, va, d'avoir diminué ta beauté!» Et son cœur, fermé aux hommes, fut enfin libre de se plaindre. «Abattre des chênes, encore, encore! Des anciens, des cadettes, des modernes! Je ne peux pas refuser. Je ne suis pas le maître. La forêt ne peut cependant pas suffire à ce perpétuel besoin d'argent. Elle est sacrifiée, elle est déshonorée; tout l'avenir, je le détruis… Ce ne sera bientôt plus la forêt, mais le taillis sans une tête qui dépasse l'autre, sans seulement un haut perchoir de bois mort qui arrête un faucon qui passe! Et voilà mon métier! Tout le reste, effort, améliorations, méthodes nouvelles, multiplication des pâtures, machines, mon père ne s'en informe pas. Informé, il oublie de remercier ou d'approuver simplement. Je lui parlerai, quand il reviendra… S'il pouvait me dire alors qu'il m'abandonne une part du domaine, en toute propriété, comme il me l'avait laissé entendre, lorsque je suis venu m'établir ici! La ferme de Fonteneilles, par exemple! Je vivrais, je serais sûr de réussir, je m'engagerais, si l'on veut, à réparer le château! Mais, me faire écouter de mon père! Réussirai-je?.. Peut-être… Voici ce que je ferai…»

      Le jeune homme continua de rêver, et de bâtir son projet d'avenir. Il avait raison d'y penser. Personne n'y pensait pour lui. Et il savait que, pour exposer son plan, pour recevoir une réponse, bonne ou mauvaise, il n'aurait qu'une minute ou deux. On trouvait rarement le moyen de discuter, sur quelque sujet que ce fût, avec le général de Meximieu. Ni militaire, ni civil, ni supérieur, ni parent, ne pouvait se flatter d'avoir exposé sa pensée librement et complètement devant cet homme toujours pressé, qui comprenait trop vite, qui marchait en parlant, interrompait, se souvenait, trouvait une formule heureuse et d'ailleurs souvent juste, s'en contentait et s'y tenait. Chez lui aucune économie, d'aucune sorte, mais l'élan, la brusquerie, l'habitude de ruer, de galoper, puis de tourner court. Ceux qui le connaissaient peu croyaient que c'était là de sa part une habileté; ceux qui le connaissaient bien savaient que c'était une nature, une façon vagabonde et pour lui-même tyrannique de dépenser la force d'un corps qui ne vieillissait pas et d'un esprit qui n'avait pas mûri. Il était l'être en perpétuel mouvement, fait pour agir et pour entraîner, mais il n'était pas le juge qui pèse deux opinions. La faculté d'examen était demeurée, chez lui, rudimentaire; le délai qu'elle suppose lui paraissait une faiblesse; le goût de la vie intérieure lui faisait défaut, et de même tout sentiment d'intimité. C'était une des raisons qui l'avaient empêché de bien connaître Michel et d'être connu de lui.

      Une seconde raison avait, il est vrai, fait de ce père et de ce fils des esprits étrangers l'un à l'autre, et irrités par ce sentiment de la distance et de l'inconnu qui les séparaient. Plusieurs fois, en ces dernières années, les journaux avaient publié les états de service du général de Meximieu. Carrière rapide, où la faveur n'avait eu qu'une part secondaire. Ils étaient les suivants: «Philippe de Meximieu, né à Paris le 15 novembre 1843; – sorti de l'école de Saint-Cyr en 1864 et nommé sous-lieutenant au 5e dragons, à Pont-à-Mousson; – lieutenant au même régiment, à Maubeuge, en 1870; – blessé pendant la guerre, cité à l'ordre du jour et décoré; – capitaine au 2e dragons, à Chartres, en 1871; – chef d'escadrons au 5e chasseurs d'Afrique, à Blida, en 1881; – lieutenant-colonel au 6e cuirassiers à Cambrai, en 1887; – colonel du 1er cuirassiers à Paris, en 1892; – général commandant la brigade de dragons, à Vincennes, en 1897; – général de division, commandant la 1re division de cavalerie à Paris, en 1901.»

      C'est à Chartres, en 1879, que le capitaine de Meximieu épousait Benoîte de Magny. Il avait plus de trente-cinq ans. Elle en avait vingt-sept, Michel naissait l'année suivante, et, peu après, le capitaine, nommé chef d'escadrons, était envoyé à Blida. Il avait «demandé l'Afrique» autrefois. On la lui donnait au moment où il ne la désirait plus. Il n'hésita pas un instant à partir. Mais madame de Meximieu refusa de le suivre. Elle donna pour raison la santé de l'enfant. Il n'y eut pas de discussion. «Comme vous voudrez; je suis soldat; je marche au clairon, comme vous au piano,» Mais le ménage avait vécu. Madame de Meximieu s'installa à Paris, dans la même maison où habitait sa mère, madame de Magny, à l'étage au-dessus. Six années passèrent ainsi, après lesquelles M. de Meximieu, ayant pris garnison à Cambrai, elle obtint plus aisément encore, comme une chose désormais indifférente, ce qu'elle appelait «une prolongation de congé».

      L'habitude était prise, de part et d'autre. Quand l'officier revint à Paris pour commander le 1er cuirassiers, il trouva que son fils n'était plus un enfant, et qu'il n'était plus temps de faire des rêves d'éducation. La période décisive était déjà close. Onze ans ne font pas un homme, mais ils le destinent: ils font pour lui de l'irrévocable. Michel ne serait, ni physiquement, ni moralement, le soldat qui continuerait la tradition de la race. Une sorte de mélancolie, une sensibilité muette et hautaine, et déjà le pouvoir de souffrir à l'écart, accusaient entre le fils et le père, entre le fils et la mère, une différence de caractère que l'éducation première avait accrue. Michel, confié d'abord à des gouvernantes, venait d'être placé, comme externe surveillé, à l'Institution Chaperot, «vieille maison de famille», disait le prospectus, établie dans le quartier des Ternes, et dirigée par une association de professeurs et de répétiteurs laïques. Le choix de cette maison neutre, à égale distance du collège catholique et du lycée, avait été arrêté de commun accord entre monsieur et madame de Meximieu. Celle-ci avait elle-même désigné l'Institution Chaperot, dont elle connaissait l'aumônier, externe également et surveillé. Michel partait de bonne heure de la maison paternelle, et rentrait pour trouver sa mère qui s'apprêtait pour sortir, cinq jours sur sept. Le colonel dînait plus tard, ou dînait au cercle. L'enfant avait eu, dès ses premières années, le sentiment qu'il était de trop. Cette pensée continua de peser sur sa jeunesse. A dix-huit ans, la douleur s'était précisée. Au lendemain du baccalauréat, un soir, – comme il se rappelait nettement les détails: l'heure que marquait la pendule de Boulle; le demi-cercle des sièges orientés par les visiteuses qui avaient défilé toute l'après-midi; le père debout et appuyé à la cheminée; la mère assise dans une bergère bleue! – il avait subi un autre examen plus court, plus dur; «Eh bien! Michel, quelle

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