Contes bruns. Honore de Balzac

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Contes bruns - Honore de Balzac

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ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d'artillerie du premier régiment, dans lequel j'avais servi.

      Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort étonné de l'autre côté de la Bérésina; mais en ce moment le froid était moins intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient; et la salle, jonchée de bottes de paille, leur offrait la perspective d'un bon coucher, d'une nuit de délices. Nous n'en demandions pas tant alors. Ils pouvaient être philanthropes sans danger. Je me mis à manger en m'asseyant sur une botte de fourrage.

      Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a été permis de voir. Il était Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs…

      – Cela est bien vrai, s'écria une dame; les cheveux noirs et bouclés d'une tête italienne en font valoir le teint, et il y a dans le caractère de la beauté transalpine je ne sais quelle perfection inexplicable…

      – Bien, ma chère, dit la maîtresse du logis; allez, allez…

      L'imprudente interlocutrice rougit et se tut.

      Il y avait toute une révélation dans ce peu de paroles, dites avec une vivacité décente qui peignait les profondes observations de l'amour. Nous regardâmes tous la jeune étourdie avec une malice douce, la malice d'artistes très indulgens de leur nature.

      Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement:

      Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet, j'ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes et passionnées. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l'empereur à l'armée d'Eugène, mon colonel était un homme de haute taille; – il avait bien huit à neuf pouces, – admirablement proportionné, un peu gros peut-être, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Il avait des cheveux noirs à profusion, un teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui arrivait souvent, car il était d'une irascibilité qui passe toute croyance.

      Personne ne restait calme près de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singulière amitié, et que, de moi, il prenait tout en gré. Je l'ai vu dans des colères dont rien ne saurait donner l'idée. Alors, son front se crispait et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus; tout son corps tressaillait; et sa force, déjà si grande à l'état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains momens, lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il était ému, vous ne sauriez imaginer quelle sécurité de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris; il faudrait l'avoir entendu.

      Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique; son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade il n'y avait pas à l'armée d'Italie d'homme qui pût lutter avec lui; d'Orsay lui-même, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d'entrer en Russie.

      Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, il avait peu de femmes, ou négligeait d'en avoir.

      Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère.

      Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d'un côté par un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d'artillerie, à la tête duquel était le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment, qui se trouvait en tête de la première batterie; celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe à sa première batterie d'avancer; et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine et la lui brisa, en le renversant de l'autre côté de son cheval. Tout cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait à une faible distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment où notre capitaine criait: – A moi!.. en tombant.

      Non, notre colonel italien n'était plus un homme!.. Il avait de l'écume à la bouche; il grondait comme un lion; hors d'état de prononcer une parole et même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrèrent. En deux secondes, nous vîmes son adversaire à terre, la tête fendue en deux. Les autres reculèrent, ah! fistre! et bon train!..

      Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier, où la roue du canon l'avait jeté, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine, qui était la maîtresse de notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur; car ce mari lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le défendre comme une chose à lui.

      Or ce capitaine était en face de moi, dans la cabane où je reçus un si favorable accueil; et sa femme se trouvait à l'autre bout de la table, vis-à-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'était une petite femme, fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande, toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fût en ce moment dans un déplorable état de maigreur; qu'elle eût les joues couvertes de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d'un grand chemin; qu'elle fût vêtue de haillons, fatiguée par les marches; que ses cheveux en désordre et collés ensemble fussent entièrement cachés sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle; ses mouvemens étaient jolis; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misère, le froid, l'incurie, n'avaient pas tout-à-fait dénaturés, parlaient encore d'amour à qui pouvait penser à une femme. C'était, du reste, une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et construites pour la passion.

      Le mari, gentilhomme piémontais, était petit; sa figure annonçait une bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce laisser-aller aux moeurs italiennes ou à quelque secret de ménage; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure était mince et s'abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère, en apparence flegmatique et paresseux.

      Vous devez bien imaginer que la conversation n'était pas très-brillante lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatigués, mangeaient en silence. Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontâmes nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur les généraux,

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