Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert
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Cent pas plus loin ils en virent deux autres; puis, tout à coup, parut une longue file de croix supportant des lions. Les uns étaient morts depuis si longtemps qu'il ne restait plus contre le bois que les débris de leurs squelettes; d'autres à moitié rongés tordaient la gueule en faisant une horrible grimace; il y en avait d'énormes; l'arbre de la croix pliait sous eux; et ils se balançaient au vent, tandis que sur leur tête des bandes de corbeaux tournoyaient dans l'air, sans jamais s'arrêter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelque bête féroce; ils espéraient par cet exemple terrifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un long étonnement. «Quel est ce peuple, – pensaient-ils, – qui s'amuse à crucifier des lions!»
Ils étaient, d'ailleurs, les hommes du Nord surtout, vaguement inquiets, troublés, malades déjà. Ils se déchiraient les mains aux dards des aloès; de grands moustiques bourdonnaient à leurs oreilles, et les dysenteries commençaient dans l'armée. Ils s'ennuyaient de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et d'atteindre le désert, la contrée des sables et des épouvantements. Beaucoup même ne voulaient plus avancer. D'autres reprirent le chemin de Carthage.
Enfin, le septième jour, après avoir suivi pendant longtemps la base d'une montagne, on tourna brusquement à droite; alors apparut une ligne de murailles posée sur des roches blanches et se confondant avec elles. Soudain la ville entière se dressa; des voiles bleus, jaunes et blancs s'agitaient sur les murs, dans la rougeur du soir. C'étaient les prêtresses de Tanit, accourues pour recevoir les hommes. Elles se tenaient rangées sur le long du rempart, en frappant des tambourins, en pinçant des lyres, en secouant des crotales, et les rayons du soleil, qui se couchait par derrière, dans les montagnes de la Numidie, passaient entre les cordes des harpes où s'allongeaient leurs bras nus. Les instruments, par intervalles, se taisaient tout à coup, et un cri strident éclatait, précipité, furieux, continu, sorte d'aboiement qu'elles faisaient en se frappant avec la langue les deux coins de la bouche. D'autres restaient accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeux noirs sur l'armée qui montait.
Bien que Sicca fût une ville sacrée, elle ne pouvait contenir une telle multitude; le temple avec ses dépendances en occupait seul la moitié. Aussi les Barbares s'établirent dans la plaine tout à leur aise, ceux qui étaient disciplinés par troupes régulières, et les autres, par nations ou d'après leur fantaisie.
Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs tentes de peaux; les Ibériens disposèrent en cercle leurs pavillons de toile; les Gaulois se firent des baraques de planches, les Libyens des cabanes de pierres sèches, et les Nègres creusèrent dans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir. Beaucoup, ne sachant où se mettre, erraient au milieu des bagages et, la nuit, couchaient par terre dans leurs manteaux troués.
La plaine se développait autour d'eux, toute bordée de montagnes. Çà et là un palmier se penchait sur une colline de sable, des sapins et des chênes tachetaient les flancs des précipices. Quelquefois la pluie d'un orage, telle qu'une longue écharpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partout couverte d'azur et de sérénité; puis un vent tiède chassait des tourbillons de poussière; – et un ruisseau descendait en cascades des hauteurs de Sicca où se dressait, avec sa toiture d'or sur des colonnes d'airain, le temple de la Vénus carthaginoise, dominatrice de la contrée. Elle semblait l'emplir de son âme. Par ces convulsions des terrains, ces alternatives de la température et ces jeux de la lumière, elle manifestait l'extravagance de sa force avec la beauté de son éternel sourire. Les montagnes, à leur sommet, avaient la forme d'un croissant; d'autres ressemblaient à des poitrines de femmes tendant leurs seins gonflés, et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui était plein de délices.
Spendius, avec l'argent de son dromadaire, s'était acheté un esclave. Il dormait tout le long du jour devant la tente de Mâtho. Souvent il se réveillait, croyant, dans son rêve, entendre siffler les lanières; alors il passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, à la place où les fers avaient longtemps porté; puis il se rendormait.
Mâtho acceptait sa compagnie; Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l'escortait comme un licteur; ou bien Mâtho nonchalamment s'appuyait du bras sur son épaule, car Spendius était petit.
Un soir qu'ils traversaient ensemble les rues du camp, ils aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince des Numides. Mâtho tressaillit.
« – Ton épée! s'écria-t-il; je vais le tuer.
« – Pas encore!» fit Spendius en l'arrêtant. Déjà Narr'Havas s'avançait vers lui.
Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, rejetant la colère qu'il avait eue sur l'ivresse du festin; puis il parla longuement contre Carthage, mais il ne dit pas ce qui l'amenait chez les Barbares.
Était-ce pour les trahir, ou bien la République? se demandait Spendius; et comme il comptait faire son profit de tous les désordres, il savait gré à Narr'Havas des futures perfidies dont il le soupçonnait.
Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissait vouloir s'attacher Mâtho. Il lui envoyait des chèvres grasses, de la poudre d'or et des plumes d'autruche. Le Libyen, ébahi de ces caresses, hésitait à y répondre ou à s'en exaspérer. Mais Spendius l'apaisait, et Mâtho se laissait gouverner par l'esclave, – toujours irrésolu et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir.
Un matin qu'ils partaient tous les trois pour la chasse au lion, Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha continuellement derrière lui, et ils revinrent sans qu'on eût tiré le poignard.
Une autre fois, Narr'Havas les entraîna fort loin, jusqu'aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans une gorge étroite; Narr'Havas sourit en leur déclarant qu'il ne connaissait plus la route; Spendius la retrouva.
Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure, s'en allait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s'étendait sur le sable, et jusqu'au soir y restait immobile.
Il consulta l'un après l'autre tous les devins de l'armée, ceux qui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les étoiles, ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et du venin de vipère qui glace le cœur; des femmes nègres, en chantant au clair de lune des paroles barbares, lui piquèrent la peau du front avec des stylets d'or; il se chargeait de colliers et d'amulettes; il invoqua tour à tour Baal, Khamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de cuivre, et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente. Spendius l'entendait gémir et parler tout seul.
Une nuit il entra.
Mâtho, nu comme un cadavre, était couché à plat ventre sur une peau de lion, la face dans les deux mains; une lampe suspendue éclairait ses armes, accrochées contre le mât de la tente.
« – Tu souffres? – lui dit l'esclave. – Que te faut-il? réponds-moi!» Et il le secoua par l'épaule en l'appelant plusieurs fois: «Maître! maître!..»
Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles.
« – Écoute! – fit-il à voix basse, avec un doigt sur les lèvres, – c'est une colère des Dieux! la fille d'Hamilcar me poursuit! J'en ai peur, Spendius!» Il se serrait contre sa poitrine,