La dégringolade. Emile Gaboriau

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La dégringolade - Emile Gaboriau

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au bal de la Reine-Blanche. Un homme s'approchera de lui et lui dira: «Je viens du jardin de l'Élysée.» Qu'il suive hardiment cet homme partout, je dis bien partout, où il le conduira.

      «Qu'il vienne, pour elle, sinon pour lui. Et qu'il ne craigne rien, celui qui lui écrit est son ami.»

      Ayant lu, le docteur n'eut pas l'ombre d'une hésitation.

      – Je pense, mon cher monsieur Delorge, prononça-t-il, que ceux qui vous ont manqué une première fois veulent prendre leur revanche.

      Raymond hochait la tête.

      – Peut-être avez-vous raison, fit-il, et cependant il est de mon devoir de me rendre à ce rendez-vous.

      Sa détermination était si évidente, que le docteur n'eut même pas l'idée de la combattre.

      – Au moins, conseilla-t-il, faites-vous accompagner…

      On eût dit que Raymond attendait cet avis. Fixant M. Legris:

      – Par qui? demanda-t-il. Je suis malheureux, je vis seul. J'ai deux amis, deux frères, mais ils sont loin de Paris. Où trouver un homme qui consente à braver pour moi un péril inconnu, et qui me jure, quoi qu'il arrive, un inviolable silence?

      Le docteur n'hésita pas.

      – Je serai cet homme, monsieur Delorge, dit-il d'une voix ferme.

      Et quelques heures plus tard, en effet, le docteur Legris et Raymond Delorge remontaient la rue Fontaine, se rendant au rendez-vous de la lettre anonyme.

      II

      Le soir, lorsqu'on arrive au haut de la rue Fontaine-Saint-Georges, on voit briller en face de soi, de l'autre côté du boulevard extérieur, au-dessus d'une porte immense, une guirlande de becs de gaz.

      C'est l'illumination du bal de la Reine-Blanche.

      A droite, se trouve un café-débit de vins divisé en quantité de salons de société par des cloisons de planches légères, découpées à la mécanique.

      A gauche, en contre-bas, est une échoppe de pâtissier, où les ouvrières des environs viennent acheter des friandises qui font frémir, des tartes aux fruits et des choux à la crème.

      Ce n'est pas l'élite des salons de Paris qui danse à la Reine-Blanche, bien qu'une «mise décente» y soit de rigueur.

      Les soirs de bal, c'est-à-dire le dimanche, le lundi et le jeudi, on rencontre aux environs nombre de messieurs à casquette de toile cirée et à cheveux collés aux tempes qui n'ont rien de rassurant.

      Or, il y avait «fête à la Reine», comme disent les habitués, le soir où Raymond Delorge et le docteur Legris s'y présentèrent.

      Deux immenses pancartes collées le long des montants de la porte annonçaient, en l'honneur du dimanche gras, un grand bal paré et masqué avec surprises et divertissements variés, tels que quadrille infernal, tombola et galop final éclairé aux flammes de Bengale.

      – Allons, il faut entrer, dit le docteur à Raymond.

      Ils entrèrent. Ils suivirent une assez longue avenue boueuse, plantée de chaque côté d'arbustes rabougris. Ils traversèrent un vestibule, où sont établis le contrôle et le vestiaire. Et enfin, poussés par la foule, ils arrivèrent à la salle de bal.

      C'est quelque chose comme une vaste grange, fort étroite, très longue, avec un plafond excessivement bas, décoré de barbouillages surprenants. Au fond, se trouve une sorte d'estrade, élevée de trois marches, où boivent les gens sérieux.

      Le parquet, c'est-à-dire l'espace réservé aux danseurs, est protégé par une balustrade, et tout autour, des tables sont rangées, à travers lesquelles circulent péniblement les simples curieux.

      La fête atteignait son apogée, quand entrèrent les deux jeunes gens.

      Aux sons enragés des pistons et des trombones, deux cents danseurs, hommes et femmes, rouges, haletants, échevelés, se mêlaient, se démenaient et se disloquaient, en proie à une sorte d'épilepsie furieuse.

      Et assis à toutes les tables, pressés, entassés, trois cents consommateurs des deux sexes buvaient de la bière à pleines chopes, et tarissaient, d'une soif inextinguible, d'immenses saladiers de vin.

      La chaleur était intolérable, le gaz brûlait les yeux, mille senteurs âcres et nauséabondes saisissaient à la gorge. Et du parquet, incessamment battu en mesure, montaient des flots de poussière qui se résolvaient en pluie, après avoir plané comme un nuage au-dessus de la cohue.

      En dépit de l'affiche qui promettait un bal paré et masqué, on n'apercevait que de rares costumes, dans la mêlée des paletots douteux. Et quels costumes! Des oripeaux sans nom, des haillons immondes, passés, tachés, souillés, qui, depuis des années, de carnaval en carnaval, traînaient sur l'échine des ivrognes, et s'éraillaient aux tables boiteuses des cabarets de barrière…

      Non sans peine, le docteur et Raymond trouvèrent, sur l'estrade, à un endroit d'où ils dominaient tout le bal, une table libre et bien en vue.

      Et ils étaient à peine assis qu'un garçon s'approcha, demandant ce qu'il fallait servir à ces messieurs.

      – Donnez-nous de la bière, commanda le docteur.

      Grâce à sa robuste carrure, au ton surtout dont il criait: «Gare aux taches!» ce garçon glissait comme une anguille à travers cette cohue.

      Il ne tarda pas à reparaître, portant une bouteille et deux verres; mais avant de verser:

      – C'est vingt sous, dit-il, et d'avance.

      Le docteur Legris paya sans sourciller.

      C'est sans arrière-pensée qu'il s'était mis à la disposition de Raymond.

      Son concours accepté, il s'était promis de brider sa curiosité, si ardente qu'elle pût être, se jurant bien de ne rien tenter, de ne pas adresser une question pour forcer ou surprendre les confidences de celui qui s'en remettait à sa bonne foi.

      Raymond Delorge, lui, devait être à mille lieues de la situation présente. Accoudé sur la table vineuse, le front dans la main, l'œil fixe, le visage contracté, il demeurait abîmé dans les plus noires pensées. Avait-il conscience de l'endroit où il se trouvait? Assurément non. Il ne s'apercevait pas que les polkas succédaient aux quadrilles, les valses aux mazurkas; et que le temps passait.

      Le docteur s'en apercevait, lui: à tout instant il tirait sa montre, jusqu'à ce qu'enfin, impatienté, il secoua son compagnon en lui disant:

      – Savez-vous que la nuit avance et que notre homme ne paraît guère?.. Si votre lettre allait n'être qu'une stupide mystification!..

      Raymond tressaillit, comme le rêveur qu'on arrache à ses rêves:

      – Impossible! répondit-il.

      – Pourquoi? Serait-ce parce que cette lettre vous parle d'elle, c'est-à-dire d'une femme que vous aimez?..

      Une larme brilla dans les yeux de ce singulier garçon, larme de douleur ou de colère:

      – Non,

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