Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
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C'était un grand garçon, admirablement campé, très brun, ayant les cheveux coupés courts, portant toute sa barbe, une barbe aristocratique, fine, soyeuse, bouclée, noire, avec des reflets bleuâtres.
Comparé à Paul, André certainement était laid.
Mais le jeune peintre avait ce qui manquait au protégé de B. Mascarot: une de ces physionomies qu'on n'oublie pas.
Le voir, d'ailleurs, c'était le connaître. Son front large et fier, sa bouche du dessin le plus ferme, son sourire, ses yeux noirs pleins d'éclairs disaient du premier coup sa nature mâle et loyale, son intelligence, la bonté de son cœur et l'énergie de sa volonté.
Détail singulier et qui frappa Paul tout d'abord, André, qui était en train de peindre, on le voyait à sa palette et à son pinceau, n'avait point un costume d'atelier.
Il était vêtu non à la mode, mais avec une recherche extrême.
A la vue de Paul, André déposa sa palette, et s'avança, la main largement tendue.
– Eh!.. vous voici donc, s'écria-t-il, de sa bonne voix sympathique et loyale, qu'êtes-vous devenu, depuis qu'on ne vous voit plus?
Cet accueil si amical ne laissa pas que de gêner un peu le protégé de B. Mascarot.
– J'ai eu des déceptions, commença-t-il, mille soucis…
– Et Rose? interrompit André, vous allez, j'espère, m'en donner les meilleures nouvelles. Est-elle toujours aussi jolie?
– Toujours, répondit Paul d'un air pincé. Mais vous m'excuserez, reprit-il très vite, d'avoir disparu si longtemps. Je viens vous remercier et vous rendre ce que je vous dois.
Le jeune peintre eut un geste insouciant.
– Bast! fit-il, de nous deux vous seul pouviez vous souvenir de cette bagatelle. Pas de façons avec moi, n'est-ce pas? si cela vous gênait le moins du monde…
Cette phrase sonna mal aux oreiller du vaniteux Paul. Il crut y démêler, sous une feinte générosité, l'intention de l'humilier.
Jamais plus magnifique occasion d'attester sa supériorité ne s'était présentée.
– Oh! dit-il de l'air le plus fat, cela ne me gêne aucunement. J'ai été, je l'avoue, fort misérable autrefois, mais j'ai maintenant un emploi de douze mille francs.
Il pensait que ce chiffre allait éblouir l'artiste, lui arracher des exclamations d'envie; il se trompait si bien qu'il se crut obligé d'ajouter:
– A mon âge, c'est joli.
– C'est-à-dire que c'est superbe. Et que faites-vous, sans indiscrétion?
Cette question était amenée par les circonstances mêmes. Cependant, comme Paul n'y pouvait répondre, ignorant quel emploi lui était destiné, elle le blessa autant qu'une insulte préméditée.
– Je travaille, prononça-t-il en se redressant.
Son air, en lançant ce mot, était si singulier, qu'André, qui était à mille lieues des sensations, parut tout surpris.
– Il m'arrive rarement de rester à rien faire, dit-il.
– Oui, mais moi je suis forcé de travailler plus qu'un autre, n'ayant personne qui s'inquiète de mon avenir, ni parent, ni protecteur.
L'ingrat, il oubliait l'honorable B. Mascarot.
Cependant, son ton emphatique sembla réjouir considérablement le peintre.
– Parbleu! répondit-il, vous imaginez-vous que l'administration des hospices fournit des protecteurs à ses enfants-trouvés!
Paul ouvrit de grands yeux.
– Quoi! commença-t-il, vous seriez…
– Précisément, et je n'en fais pas mystère, estimant qu'il y a là de quoi pleurer, peut-être, mais non de quoi rougir. Tous mes camarades, même ceux du chantier, le savent, et je m'étonne que vous l'ignoriez. Je suis tout simplement un enfant de l'hôpital de Vendôme, où même, entre parenthèse, j'ai dû laisser le renom d'un détestable garnement.
– Vous?..
– Moi-même, et franchement je n'ai pas le plus léger remords. Je m'explique. Jusqu'à douze ans, j'avais été le plus heureux des gamins, la sœur-professeur était enchantée de ma mémoire; le jour, je travaillais au grand jardin qui s'étend le long du Loir; le soir, je barbouillais d'immenses quantités de papier; je voulais être peintre. Hélas! rien n'est durable ici-bas! J'eus douze ans, et la supérieure eut l'idée de me placer en apprentissage chez un corroyeur.
Paul s'était assis sur le divan, et tout en écoutant, il avait roulé une cigarette.
Il allait l'allumer, quand André le retint en lui disant:
– Vous me feriez vraiment plaisir en ne fumant pas.
Sans trop se rendre compte du caprice, car le peintre fumait beaucoup d'ordinaire, Paul jeta son allumette.
– J'obéis, fit-il, mais il me faut la fin de l'histoire.
– Oh!.. volontiers, d'autant qu'elle est courte. Du premier coup, ce métier de corroyeur me déplut. Pour comble, dès le second jour, un ouvrier maladroit me renversa sur le bras un seau d'eau bouillante qui me brûla si cruellement que je faillis en mourir et que j'en porte encore les traces.
Il relevait en même temps sa manche droite et montrait une large cicatrice qui, partant de la saignée, remontait vers l'épaule.
– Dégoûté et échaudé, je conjurai la supérieure, une terrible femme à lunettes, de me faire apprendre un autre état. Prières vaines, elle avait juré que je serais corroyeur.
– C'était dur.
– Plus que vous ne croyez. Aussi, de ce jour mon parti fut pris. Décidé à fuir dès que j'aurais amassé une petite somme, je devins le plus soumis et le plus appliqué des apprentis. Au bout d'un an, grâce à des prodiges de travail et de dégoût vaincu, j'avais économisé sou à sou quarante francs. Je me dis que c'était assez, et par un beau matin d'avril, muni d'une chemise, d'une blouse et d'une paire de souliers de rechange, je prenais à pied la route de Paris.
– Et vous n'aviez que treize ans!
– Pas même. Seulement, j'ai reçu du ciel une assez forte dose de cette volonté raisonnée que les imbéciles appellent de l'entêtement. J'avais juré que je serais peintre…
– Vous l'êtes.
– Non sans peine, allez. Ah! je vois encore l'auberge où j'ai couché la première nuit de mon arrivée à Paris; elle était située tout en haut du faubourg Saint-Jacques. J'étais si las, que je dormis seize heures de suite. A mon réveil, je déjeunai d'abord fort bien; puis, ayant reconnu que mes fonds baissaient terriblement, je me dis: «Il s'agit, mon garçon, de trouver de l'ouvrage tout de suite.»
Un sourire monta aux lèvres