Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
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Читать онлайн книгу Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau страница 49
Si ignorant qu'il fût des choses de la vie, il ne pouvait ne pas comprendre.
Déjà, chez Philippe, pendant le déjeuner, B. Mascarot lui avait laissé entrevoir des choses étranges, ce qu'il entendait maintenant achevait de l'éclairer.
Il devenait évident pour lui que cet homme, dont il avait accepté la protection bizarre, machinait quelque ténébreuse et détestable intrigue.
Actes, démarches, discours, tout, de sa part, avait une signification, une raison d'être, et tendait à quelque but mystérieux.
Analysant et comparant ce qu'il avait vu, entendu ou surpris, Paul devinait ou plutôt sentait une trame patiemment ourdie.
Il entrevoyait d'inexplicables rapports entre cette Caroline Schimel qu'on faisait espionner, et ce marquis de Croisenois, si fier et si humble, et cette comtesse de Mussidan, qu'on poussait à la ruine, et Flavie, cette riche héritière dont on lui faisait espérer la main, et ce Gaston de Gandelu, à la passion de qui on allait arracher un faux, un de ces crimes qui conduisent au bagne.
Et lui, Paul, n'était-il pas un instrument rendu forcément docile? Vers quels abîmes et à travers quels bourbiers allait-on le conduire?
Ce placeur obscur, ce couturier illustre, n'étaient pas deux amis, comme il l'avait cru, mais deux complices.
Il voyait à quelles sources impures B. Mascarot puisait son pouvoir terrible et sans bornes: il savait, il était comme le remords vivant, la menace perpétuelle poursuivant ses tremblantes victimes le fouet à la main.
Et Paul se sentait aux mains de ce doucereux despote. L'évidence d'un complot entre lui et Tantaine éclatait à ses yeux. Trop tard!
Lui, innocent, il se trouvait sous le coup d'une accusation de vol.
Lorsqu'il était sans défiance, B. Mascarot l'avait lié, ficelé, garrotté, avec la redoutable adresse de ces mygales nocturnes des forêts de Salcette, qui surprennent l'oiseau endormi sur sa branche et l'enveloppent de leurs fils sans l'éveiller.
Pouvait-il lutter avec quelques chances de succès? Non. Au moindre effort pour rompre le filet fatal, il devait être brisé.
Cette certitude le faisait frémir, mais il n'éprouvait pas la noble horreur de l'honnêteté pour le crime.
Il faut bien l'avouer: tous les instincts mauvais dont le germe était en lui fermentaient comme la pourriture au soleil.
Il était encore ébloui des splendides espoirs que le tentateur avait fait briller à ses yeux. Il se souvenait qu'on lui avait dit que son père était un grand seigneur, il songeait à cette jeune fille millionnaire, dont un seul regard avait fait vibrer en lui des cordes inconnues.
Il se disait qu'un homme comme Mascarot, tout puissant, méprisant les lois et les préjugés, fort, patient, devait quand même arriver à ses fins.
Quels risques courait-il à se livrer au torrent qui déjà l'entraînait? Aucun. Mascarot devait être un nageur assez vigoureux pour lui tenir la tête hors de l'eau…
Paul ne s'était jamais exercé à se contraindre, il ne pouvait se croire observé, aussi était-il aisé de saisir sur sa mobile physionomie le reflet de toutes ses sensations.
Ainsi faisait l'honorable placeur.
Si cette conversation infâme avait eu lieu devant son protégé, c'est qu'il l'avait voulu ainsi.
Avant de lui donner le mot de son secret, avant de lui révéler ce qu'il attendait de lui, il tenait à accoutumer son esprit timide à envisager froidement les plus atroces combinaisons.
Il avait observé que mieux mille fois que les plus subtiles théories, le fait brutal qui surprend, démoralise et hâte la corruption.
Il lut dans l'œil de Paul sa résolution de s'abandonner, et c'est avec la certitude absolue de son influence qu'il reprit à haute voix la conversation:
– Arrivons, dit-il, à la question sérieuse, qui est le post-scriptum de ma visite. Où en sommes-nous avec la vicomtesse de Bois-d'Ardon?
Le tailleur pour dames eut un geste suffisant, comme il lui arrive quand on parle d'une de ses clientes de prédilection.
– Elle va bien, répondit-il. Je viens de lui livrer une série de toilettes inouïes.
– Que doit-elle?
– Au plus 25,000 francs; elle a dû bien plus.
B. Mascarot tracassait furieusement ses lunettes.
– Voilà, certes, dit-il, une femme calomniée. Elle est légère, coquette, vaniteuse, dépensière, mais rien de plus. Depuis quinze jours, je fouille son passé, et je n'y trouve pas le plus petit péché véniel qui la mette à notre discrétion… Heureusement, sa dette nous la livre. Son mari sait-il qu'elle a un compte ici?
– Lui!.. certes non. Il donne à sa femme un argent fou, et s'il se doutait…
– Parfait! Il faut lui présenter sa facture.
– Mais, monsieur, remarqua Van Klopen surpris, elle a donné la semaine passée un acompte important.
– Raison de plus pour agir: elle ne doit pas être en fonds.
L'arbitre des élégances grillait de présenter mille objections, un geste impérieux du digne placeur lui ferma la bouche.
– Je vous prierai de m'écouter, reprit B. Mascarot, de bien retenir ce que je vais vous dire, et surtout faites-moi la grâce de me dispenser de vos remarques.
Van Klopen avait perdu cette superbe impudence qui impose tant à sa clientèle.
– Êtes-vous connu chez la vicomtesse de Bois-d'Ardon? demanda le placeur.
– Oh!.. comme le loup blanc.
– Très bien. Cela étant, après-demain, à trois heures précises, – ni plus tôt, ni plus tard, réglez-vous sur la Bourse, – vous vous présenterez chez la vicomtesse. On vous répondra que madame a une visite.
– J'attendrai.
– Point. Vous insisterez pour voir madame sur-le-champ. Si les domestiques étaient par trop récalcitrants, menacez-les de moi.
– Inutile; je saurai forcer la consigne.
– Vous pénétrerez donc dans le salon, et vous trouverez la vicomtesse en grande conversation avec M. le marquis de Croisenois. Vous le connaissez, j'imagine?..
– Oui, mais seulement de vue…
– Cela suffit. Vous ne vous inquiéterez nullement de lui, vous tirerez votre facture de votre poche, et brutalement, vous réclamerez de l'argent.
– Oh!.. monsieur, y pensez-vous? La vicomtesse me menacera de me faire jeter à la porte.
– C'est très probable. Mais vous la menacerez, vous, de porter votre facture à son mari. Elle vous ordonnera de sortir, mais au lieu d'obéir, vous vous camperez insolemment