Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau
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L'entêtement de cet intime eut à la fin raison de la résistance des domestiques, et la preuve, c'est qu'il pénétra dans le salon.
Ce visiteur n'était autre que M. de Clinchan en personne, le camarade de jeunesse de M. de Mussidan, le seul témoin avec Ludovic de la mort de l'infortuné Montlouis, M. de Clinchan, celui-là même qui confiait au papier l'analyse de ses sensations au moment d'un faux témoignage.
M. de Clinchan n'était ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Sa personne est effacée comme son esprit, comme son costume.
En lui, rien de saillant où accrocher une remarque. Si, pourtant. Il porte en breloque une énorme main de corail. Il craint le mauvais œil.
Jeune, il était méthodique. En vieillissant, il est devenu maniaque. A vingt ans, il notait chaque jour le nombre de ses pulsations. A quarante ans, il rédige quotidiennement l'histoire de ses digestions.
Si le paradis est la réalisation de nos vœux impossibles ici-bas, M. de Clinchan sera pendule dans l'autre monde.
Pour l'instant, il était si terriblement agité qu'il ne salua pas Sabine.
– Quelle émotion, disait-il, et pour comble, j'avais mangé plus que d'usage. Si je n'en meurs pas, je m'en ressentirai encore dans six mois.
A la vue de M. de Mussidan qui entrait, il s'interrompit. Il courut à lui, il se jeta sur lui plutôt, en criant:
– Octave, sauve-nous! C'en est fait de nous, si tu ne romps pas le mariage de ta fille avec…
La main nerveuse de M. de Mussidan s'appliquant sur sa bouche lui coupa la parole.
– Tu es donc fou, disait le comte, tu ne vois donc pas ma fille!
Obéissant à un regard impérieux de son père, Mlle de Mussidan s'était empressée de s'enfuir.
Mais M. de Clinchan en avait dit assez pour emplir son cœur d'alarmes et de défiances.
Qu'était-ce que cette rupture? avec qui? pourquoi? Comment le salut de son père et de Clinchan pouvait-il dépendre de son mariage à elle?
A coup sûr, il y avait quelque chose, une énigme: l'empressement qu'avait mis le comte à fermer la bouche à son ami le prouvait.
Le nom que n'avait pu prononcer M. de Clinchan, elle ne le devinait que trop, c'était le nom de Breulh-Faverlay.
Un de ces pressentiments sinistres, qu'il serait puéril de nier, lui disait que ce commencement de phrase surpris par elle contenait toute sa destinée.
Elle avait comme la certitude absolue que sa vie, son bonheur, sa personne même, allaient être l'enjeu d'une partie qui se décidait en ce moment.
Mais comment entendre ce qu'allaient dire son père et le comte de Clinchan? car elle brûlait de les entendre, elle le voulait, quoiqu'il pût lui en coûter. Une curiosité, une anxiété plutôt de savoir, la poignait.
Elle cherchait un expédient, lorsqu'elle pensa qu'en faisant le tour de la salle à manger, il lui serait possible de s'établir dans un des salons de jeu séparés du grand salon par une simple portière.
Elle y courut. Elle y distinguait les moindres paroles des deux interlocuteurs.
M. de Clinchan en était encore à se plaindre.
Si brusque, il faudrait dire si brutal avait été le geste de M. de Mussidan, qu'il avait fait mal à son ami et l'avait presque renversé.
– Trédame!.. geignait M. de Clinchan, comme tu y vas. Quelle journée, mon Dieu! Songe un peu… déjeuner trop abondant, émotion violente, course rapide, colère provoquée par tes domestiques, joie en te voyant, puis choc et interruption des fonctions respiratoires… C'est dix fois ce qu'il faut pour prendre une maladie qui… à notre âge…
Mais le comte, plein d'indulgence habituellement pour les manies de son ami, n'était pas dans des dispositions à l'écouter.
– Au fait!.. interrompit-il d'un ton bref et dur, que se passe-t-il?
– Il arrive, gémit M. de Clinchan, qu'on sait l'histoire des bois de Bivron. Une lettre anonyme, reçue il y a une heure, me prédit les plus épouvantables malheurs, si je ne t'empêche de donner ta fille à de Breulh… Ah!.. les coquins qui m'écrivent connaissent la vérité, et ils ont des preuves.
– Où est cette lettre?
M. de Clinchan tira de sa poche cette lettre. Elle était explicite et menaçante autant que possible, mais elle n'apprenait rien à M. de Mussidan qu'il ne sut déjà.
– As-tu vérifié ton journal? demanda-t-il à son ami. Y manque-t-il véritablement trois feuillets?..
– Oui.
– Comment a-t-on pu te les enlever?
– Ah!.. comment? C'est ce que je ne puis m'expliquer, et si tu peux me le dire…
– Es-tu sûr de tes domestiques?
– Eh! ne sais-tu pas que Lorin, mon valet de chambre, est à mon service depuis seize ans, qu'il a été élevé chez mon père, et que je l'ai façonné à ma ressemblance? Jamais aucun autre de mes domestiques n'a mis le pied dans mes appartements. Les volumes de mon journal sont déposés dans un meuble de chêne dont la clé ne me quitte jamais.
– Il faut cependant qu'on ait pénétré chez toi?
M. de Clinchan réfléchit un moment, puis tout à coup se frappa le front, éclairé par un souvenir qui était comme une révélation.
– Trédame!.. s'écria-t-il, je vois…
– Quoi?..
– Écoute. Il y a de cela quelques mois, un dimanche, Lorin était allé à une fête des environs de Paris, but un coup de trop avec des gens dont il avait fait connaissance en chemin de fer. Après boire il se prit de querelle avec ces amis de bouteille, et fut si cruellement maltraité, qu'il est resté six semaines sur le lit. Il avait, ma foi! un bon coup de couteau dans l'épaule.
– Qui t'a servi pendant ce temps?
– Un jeune homme que mon cocher est allé prendre au hasard dans un bureau de placement.
M. de Mussidan crut qu'il tenait un indice. Il se souvenait de cet homme qui était venu le trouver, et qui avait eu l'impudence de lui laisser sa carte, B. Mascarot, agence pour les deux sexes, – rue Montorgueil.
– Sais-tu, demanda-t-il, où est situé ce bureau?
– Parfaitement, rue du Dauphin, presque en face de chez moi.
Le comte eut une exclamation de fureur.
– Ah! les misérables sont forts, s'écria-t-il, très forts. Il faut se rendre. Et cependant, si tu partageais mes idées, si tu te sentais assez d'énergie pour braver le scandale, nous tiendrions tête à l'orage…