Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo

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Actes et Paroles, Volume 1 - Victor Hugo

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et Sainte-Helene!

      Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n'etait cependant pas eteint dans ce coeur silencieux et severe. Vers ces derniers temps, l'age avait plutot rallume qu'etouffe l'etincelle. L'an passe, presque a pareille epoque, par une belle matinee de mai, le bruit se repandit dans Paris que l'Angleterre, honteuse enfin de ce qu'elle a fait a Sainte-Helene, rendait a la France le cercueil de Napoleon. M. Lemercier, deja souffrant et malade depuis pres d'un mois, se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annoncait qu'une fregate allait mettre a la voile pour Sainte-Helene. Pale et tremblant, le vieux poete se leva, une larme brilla dans son oeil, et au moment ou on lui lut que "le general Bertrand irait chercher l'empereur son maitre…" —Et moi, s'ecria-t-il, si j'allais chercher mon ami le premier consul!

      Huit jours apres, il etait parti.

       Helas! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux details, il ne l'est pas alle chercher, il a fuit davantage, il l'est alle rejoindre.

      Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie; tirons-en maintenant l'enseignement qu'elle renferme.

      M. Lemercier est un de ces hommes rares qui obligent l'esprit a se poser et aident la pensee a resoudre ce grave et beau probleme: – Quelle doit etre l'attitude de la litterature vis-a-vis de la societe, selon les epoques, selon les peuples et selon les gouvernements?

      Aujourd'hui, vieux trone de Louis XIV, gouvernement des assemblees, despotisme de la gloire, monarchie absolue, republique tyrannique, dictature militaire, tout cela s'est evanoui. A mesure que nous, generations nouvelles, nous voguons d'annee en annee vers l'inconnu, les trois objets immenses que M. Lemercier rencontra sur sa route, qu'il aima, contempla et combattit tour a tour, immobiles et morts desormais, s'enfoncent peu a peu dans la brume epaisse du passe. Les rois de la branche ainee ne sont plus que des ombres, la Convention n'est plus qu'un souvenir, l'empereur n'est plus qu'un tombeau.

      Seulement, les idees qu'ils contenaient leur ont survecu. La mort et l'ecroulement ne servent qu'a degager cette valeur intrinseque et essentielle des choses qui en est comme l'ame. Dieu met quelquefois des idees dans certains faits et dans certains hommes comme des parfums dans des vases. Quand le vase tombe, l'idee se repand.

      Messieurs, la race ainee contenait la tradition historique, la Convention contenait l'expansion revolutionnaire, Napoleon contenait l'unite nationale. De la tradition nait la stabilite, de l'expansion nait la liberte, de l'unite nait le pouvoir. Or la tradition, l'unite et l'expansion, en d'autres termes, la stabilite, le pouvoir et la liberte, c'est la civilisation meme. La racine, le tronc et le feuillage, c'est tout l'arbre.

      La tradition, messieurs, importe a ce pays. La France n'est pas une colonie violemment faite nation; la France n'est pas une Amerique. La France fait partie integrante de l'Europe. Elle ne peut pas plus briser avec le passe que rompre avec le sol. Aussi, a mon sens, c'est avec un admirable instinct que notre derniere revolution, si grave, si forte, si intelligente, a compris que, les familles couronnees etant faites pour les nations souveraines, a de certains ages des races royales, il fallait substituer a l'heredite de prince a prince l'heredite de branche a branche; c'est avec un profond bon sens qu'elle a choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant de Dumouriez et de Kellermann qui etait petit-fils de Henri IV et petit-neveu de Louis XIV; c'est avec une haute raison qu'elle a transforme en jeune dynastie une vieille famille, monarchique et populaire a la fois, pleine de passe par son histoire et pleine d'avenir par sa mission.

      Mais si la tradition historique importe a la France, l'expansion liberale ne lui importe pas moins. L'expansion des idees, c'est le mouvement qui lui est propre. Elle est par la tradition et elle vit par l'expansion. A Dieu ne plaise, messieurs, qu'en vous rappelant tout a l'heure combien la France etait puissante et superbe il y a trente ans, j'aie eu un seul moment l'intention impie d'abaisser, d'humilier ou de decourager, par le sous-entendu d'un pretendu contraste, la France d'a present! Nous pouvons le dire avec calme, et nous n'avons pas besoin de hausser la voix pour une chose si simple et si vraie, la France est aussi grande aujourd'hui qu'elle l'a jamais ete. Depuis cinquante annees qu'en commencant sa propre transformation elle a commence le rajeunissement de toutes les societes vieillies, la France semble avoir fait deux parts egales de sa tache et de son temps. Pendant vingt-cinq ans elle a impose ses armes a l'Europe; depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idees. Par sa presse, elle gouverne les peuples; par ses livres, elle gouverne les esprits. Si elle n'a plus la conquete, cette domination par la guerre, elle a l'initiative, cette domination par la paix. C'est elle qui redige l'ordre du jour de la pensee universelle. Ce qu'elle propose est a l'instant meme mis en discussion par l'humanite tout entiere; ce qu'elle conclut fait loi. Son esprit s'introduit peu a peu dans les gouvernements, et les assainit. C'est d'elle que viennent toutes les palpitations genereuses des autres peuples, tous les changements insensibles du mal au bien qui s'accomplissent parmi les hommes en ce moment et qui epargnent aux etats des secousses violentes. Les nations prudentes et qui ont souci de l'avenir tachent de faire penetrer dans leur vieux sang l'utile fievre des idees francaises, non comme une maladie, mais, permettez-moi cette expression, comme une vaccine qui inocule le progres et qui preserve des revolutions. Peut-etre les limites materielles de la France sont-elles momentanement restreintes, non, certes, sur la mappemonde eternelle dont Dieu a marque les compartiments avec des fleuves, des oceans et des montagnes, mais sur cette carte ephemere, bariolee de rouge et de bleu, que la victoire ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu'importe! Dans un temps donne, l'avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme de la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les reactions et les congres ont bati une France, les poetes et les ecrivains en ont fait une autre. Outre ses frontieres visibles, la grande nation a des frontieres invisibles qui ne s'arretent que la ou le genre humain cesse de parler sa langue, c'est-a-dire aux bornes memes du monde civilise.

      Encore quelques mots, messieurs, encore quelques instants de votre bienveillante attention, et j'ai fini.

      Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui desesperent. Qu'on me pardonne cette faiblesse, j'admire mon pays et j'aime mon temps. Quoi qu'on en puisse dire, je ne crois pas plus a l'affaiblissement graduel de la France qu'a l'amoindrissement progressif de la race humaine. Il me semble que cela ne peut etre dans les desseins du Seigneur, qui successivement a fait Rome pour l'homme ancien et Paris pour l'homme nouveau. Le doigt eternel, visible, ce me semble, en toute chose, ameliore perpetuellement l'univers par l'exemple des nations choisies et les nations choisies par le travail des intelligences elues. Oui, messieurs, n'en deplaise a l'esprit de diatribe et de denigrement, cet aveugle qui regarde, je crois en l'humanite et j'ai foi en mon siecle; n'en deplaise a l'esprit de doute et d'examen, ce sourd qui ecoute, je crois en Dieu et j'ai foi en sa providence.

      Rien donc, non, rien n'a degenere chez nous. La France tient toujours le flambeau des nations. Cette epoque est grande, je le pense, – moi qui ne suis rien, j'ai le droit de le dire! – elle est grande par la science, grande par l'industrie, grande par l'eloquence, grande par la poesie et par l'art. Les hommes des nouvelles generations, que cette justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier d'entre eux, les hommes des nouvelles generations ont pieusement et courageusement continue l'oeuvre de leurs peres. Depuis la mort du grand Goethe, la pensee allemande est rentree dans l'ombre; depuis la mort de Byron et de Walter Scott, la poesie anglaise s'est eteinte; il n'y a plus a cette heure dans l'univers qu'une seule litterature allumee et vivante, c'est la litterature francaise. On ne lit plus que des livres francais de Petersbourg a Cadix, de Calcutta a New-York. Le monde s'en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois continents, partout ou germe une idee un livre francais a ete seme. Honneur donc aux travaux des jeunes generations! Les puissants ecrivains, les nobles poetes, les maitres eminents qui sont parmi vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommees surgir de toutes parts dans le champ eternel de la pensee. Oh! qu'elles se tournent avec confiance vers cette enceinte! Comme vous le disait il y a onze ans, en prenant seance parmi vous, mon illustre ami. M. de Lamartine, vous n'en laisserez aucune sur le seuil!

      Mais que ces jeunes renommees, que ces beaux talents, que ces continuateurs

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