Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo

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Actes et Paroles, Volume 1 - Victor Hugo

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avait gagne sur la jeune republique francaise la bataille du dix-huit brumaire et sur les vieilles monarchies europeennes la bataille d'Austerlitz. C'etait un victorieux, et, comme tous les victorieux, c'etait un ami des lettres. Napoleon avait tous les gouts et tous les instincts du trone, autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait du grand roi dans le grand empereur. Rallier la litterature a son sceptre, c'etait une de ses premieres ambitions. Il ne lui suffisait pas d'avoir musele les passions populaires, il eut voulu soumettre Benjamin Constant; il ne lui suffisait pas d'avoir vaincu trente armees, il eut voulu vaincre Lemercier; il ne lui suffisait pas d'avoir conquis dix royaumes, il eut voulu conquerir Chateaubriand.

      Ce n'est pas, messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou l'empereur chacun sous l'influence de leurs sympathies particulieres, ces hommes-la contestassent ce qu'il y avait de genereux, de rare et d'illustre dans Napoleon. Mais, selon eux, le politique ternissait le victorieux, le heros etait double d'un tyran, le Scipion se compliquait d'un Cromwell; une moitie de sa vie faisait a l'autre moitie des repliques ameres. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armee le deuil de Washington; mais il n'avait pas imite Washington. Il avait nomme La Tour d'Auvergne premier grenadier de la republique; mais il avait aboli la republique. Il avait donne le dome des Invalides pour sepulcre au grand Turenne; mais il avait donne le fosse de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Conde.

      Malgre leur fiere et chaste attitude, l'empereur n'hesita devant aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la legion d'honneur, le senat, tout fut offert, disons-le a la gloire de l'empereur, et, disons-le a la gloire de ces nobles refractaires, tout fut refuse.

      Apres les caresses, je l'ajoute a regret, vinrent les persecutions. Aucun ne ceda. Grace a ces six talents, grace a ces six caracteres, sous ce regne qui supprima tant de libertes et qui humilia tant de couronnes, la dignite royale de la pensee libre fut maintenue.

      Il n'y eut pas que cela, messieurs, il y eut aussi service rendu a l'humanite. Il n'y eut pas seulement resistance au despotisme, il y eut aussi resistance a la guerre. Et qu'on ne se meprenne pas ici sur le sens et sur la portee de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. A ce point de vue superieur d'ou l'on voit toute l'histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme une seule idee, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites a la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s'ebauchent par la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend a dominer, lorsqu'elle devient l'etat normal d'une nation, lorsqu'elle passe a l'etat chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque magnifiques que soient les resultats ulterieurs, il vient un moment ou l'humanite souffre. Le cote delicat des moeurs s'use et s'amoindrit au frottement des idees brutales; le sabre devient le seul outil de la societe; la force se forge un droit a elle; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours eclairer la face des nations, s'eclipse a chaque instant dans l'ombre ou s'elaborent les traites et les partages de royaumes; le commerce, l'industrie, le developpement radieux des intelligences, toute l'activite pacifique disparait; la sociabilite humaine est en peril. Dans ces moments-la, messieurs, il sied qu'une imposante reclamation s'eleve; il est moral que l'intelligence dise hardiment son fait a la force; il est bon qu'en presence meme de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux heros, et que les poetes, ces civilisateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquerants, ces civilisateurs violents.

      Parmi ces illustres protestants, il etait un homme que Bonaparte avait aime, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur a un autre republicain: Tu quoque! Cet homme, messieurs, c'etait M. Lemercier. Nature probe, reservee et sobre; intelligence droite et logique; imagination exacte et, pour ainsi dire, algebrique jusque dans ses fantaisies; ne gentilhomme, mais ne croyant qu'a l'aristocratie du talent; ne riche, mais ayant la science d'etre noblement pauvre; modeste d'une sorte de modestie hautaine; doux, mais ayant dans sa douceur je ne sais quoi d'obstine, de silencieux et d'inflexible; austere dans les choses publiques, difficile a entrainer, offusque de ce qui eblouit les autres, M. Lemercier, detail remarquable dans un homme qui avait livre tout un cote de sa pensee aux theories, M. Lemercier n'avait laisse construire son opinion politique que par les faits. Et encore voyait-il les faits a sa maniere. C'etait un de ces esprits qui donnent plus d'attention aux causes qu'aux effets, et qui critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa source. Ombrageux et sans cesse pret a se cabrer, plein d'une haine secrete et souvent vaillante contre tout ce qui tend a dominer, il paraissait avoir mis autant d'amour-propre a se tenir toujours de plusieurs annees en arriere des evenements que d'autres en mettent a se precipiter en avant. En 1789, il etait royaliste, ou, comme on parlait alors, monarchien, de 1785; en 93 il devint, comme il l'a dit lui-meme, liberal de 89; en 1804, au moment ou Bonaparte se trouva mur pour l'empire, Lemercier se sentit mur pour la republique.

      Comme vous le voyez, messieurs, son opinion politique, dedaigneuse de ce qui lui semblait le caprice du jour, etait toujours mise a la mode de l'an passe.

      Veuillez me permettre ici quelques details sur le milieu dans lequel s'ecoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n'est qu'en explorant les commencements d'une vie qu'on peut etudier la formation d'un caractere. Or, quand on veut connaitre a fond ces hommes qui repandent de la lumiere, il ne faut pas moins s'eclairer de leur caractere que de leur genie. Le genie, c'est le flambeau du dehors; le caractere, c'est la lampe interieure.

      En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme alors, suivait avec une assiduite remarquable les seances de la Convention nationale. C'etait la, messieurs, un sujet de contemplation sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le pouvons sans danger aujourd'hui, soyons justes envers ces choses augustes et terribles qui ont passe sur la civilisation humaine et qui ne reviendront plus! C'est, a mon sens, une volonte de la providence que la France ait toujours a sa tete quelque chose de grand. Sous les anciens rois, c'etait un principe; sous l'empire, ce fut un homme; pendant la revolution, ce fut une assemblee. Assemblee qui a brise le trone et qui a sauve le pays, qui a eu un duel avec la royaute comme Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal, qui a eu a la fois du genie comme tout un peuple et du genie comme un seul homme, en un mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges, que nous pouvons detester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons admirer!

      Reconnaissons-le neanmoins, il se fit en France, dans ce temps-la, une diminution de lumiere morale, et par consequent, – remarquons-le, messieurs, – une diminution de lumiere intellectuelle. Cette espece de demi-jour ou de demi-obscurite qui ressemble a la tombee de la nuit et qui se repand sur de certaines epoques, est necessaire pour que la providence puisse, dans l'interet ulterieur du genre humain, accomplir sur les societes vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles etaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant de Dieu, s'appellent des revolutions.

      Cette ombre, c'est l'ombre meme que fait la main du Seigneur quand elle est sur un peuple.

      Comme je l'indiquais tout a l'heure, 93 n'est pas l'epoque de ces hautes individualites que leur genie isole. Il semble, en ce moment-la, que la providence trouve l'homme trop petit pour ce qu'elle veut faire, qu'elle le relegue sur le second plan, et qu'elle entre en scene elle-meme. Eu effet, en 93, des trois geants qui ont fait de la revolution francaise, le premier, un fait social, le deuxieme, un fait geographique, le dernier, un fait europeen, l'un, Mirabeau, etait mort; l'autre, Sieyes, avait disparu dans l'eclipse, il reussissait a vivre, comme ce lache grand homme l'a dit plus tard; le troisieme, Bonaparte, n'etait pas ne encore a la vie historique. Sieyes laisse dans l'ombre et Danton peut-etre excepte, il n'y avait donc pas d'hommes du premier ordre, pas d'intelligences capitales dans la Convention, mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes, de grands eclairs, de grands fantomes. Cela suffisait, certes, pour l'eblouissement du peuple, redoutable spectateur incline sur la fatale assemblee. Ajoutons qu'a cette epoque ou chaque jour etait une journee, les choses marchaient si vite, l'Europe et la France, Paris et la frontiere, le champ de bataille et la place publique avaient tant d'aventures, tout se developpait si rapidement, qu'a la tribune de la Convention nationale

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