Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo
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Chaque annee il reculait les frontieres de son empire au dela meme des limites majestueuses et necessaires que Dieu a donnees a la France. Il avait efface les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrenees comme Louis XIV; il avait passe le Rhin comme Cesar, et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquerant. Sous cet homme, la France avait cent trente departements; d'un cote elle touchait aux bouches de l'Elbe, de l'autre elle atteignait le Tibre. Il etait le souverain de quarante-quatre millions de francais et le protecteur de cent millions d'europeens. Dans la composition hardie de ses frontieres, il avait employe comme materiaux deux grands-duches souverains, la Savoie et la Toscane, et cinq anciennes republiques, Genes, les Etats romains, les Etats venitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait construit son etat au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avances dix monarchies qu'il avait fait entrer a la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les enfants, ses cousins et ses freres, qui avaient joue avec lui dans la petite cour de la maison natale d'Ajaccio, il avait fait des tetes couronnees. Il avait marie son fils adoptif a une princesse de Baviere et son plus jeune frere a une princesse de Wurtemberg. Quant a lui, apres avoir ote a l'Autriche l'empire d'Allemagne qu'il s'etait a peu pres arroge sous le nom de Confederation du Rhin, apres lui avoir pris le Tyrol pour l'ajouter a la Baviere et l'Illyrie pour la reunir a la France, il avait daigne epouser une archiduchesse. Tout dans cet homme etait demesure et splendide. Il etait au-dessus de l'Europe comme une vision extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze personnes souveraines, sacrees et couronnees, assis entre le cesar et le czar sur un fauteuil plus eleve que le leur. Un jour il donna a Talma le spectacle d'un parterre de rois. N'etant encore qu'a l'aube de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de Bourbon dans un coin de l'Italie et de l'agrandir a sa maniere; de Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d'Etrurie. A la meme epoque, il avait profite d'une treve, puissamment imposee par son influence et par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce titre de rois de France qu'ils avaient usurpe quatre cents ans, et qu'ils n'ont pas ose reprendre depuis, tant il leur fut alors bien arrache. La revolution avait efface les fleurs de lys de l'ecusson de France; lui aussi, il les avait effacees, mais du blason d'Angleterre; trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la meme maniere dont on leur avait fait affront. Par decret imperial il divisait la Prusse en quatre departements, il mettait les Iles Britanniques en etat de blocus, il declarait Amsterdam troisieme ville de l'empire, – Rome n'etait que la seconde, – ou bien il affirmait au monde que la maison de Bragance avait cesse de regner. Quand il passait le Rhin, les electeurs d'Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs, venaient au-devant de lui jusqu'a leurs frontieres dans l'esperance qu'il les ferait peut-etre rois. L'antique royaume de Gustave Wasa, manquant d'heritier et cherchant un maitre, lui demandait pour prince un de ses marechaux. Le successeur de Charles-Quint, l'arriere-petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes, lui demandait pour femme une de ses soeurs. Il etait compris, gronde et adore de ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur et avec la mort. Le lendemain des batailles, il avait avec eux de ces grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui transforment l'histoire en epopee. Il entrait dans sa puissance comme dans sa majeste quelque chose de simple, de brusque et de formidable. Il n'avait pas, comme les empereurs d'Orient, le doge de Venise pour grand echanson, ou, comme les empereurs d'Allemagne, le duc de Baviere pour grand ecuyer; mais il lui arrivait parfois de mettre aux arrets le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait des canaux, il percait des routes, il dotait des theatres, il enrichissait des academies, il provoquait des decouvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il redigeait des codes dans un salon des Tuileries, et il querellait ses conseillers d'etat jusqu'a ce qu'il eut reussi a substituer, dans quelque texte de loi, aux routines de la procedure, la raison supreme et naive du genie. Enfin, dernier trait qui complete a mon sens la configuration singuliere de cette grande gloire, il etait entre si avant dans l'histoire par ses actions qu'il pouvait dire et qu'il disait: Mon predecesseur l'empereur Charlemagne; et il s'etait par ses alliances tellement mele a la monarchie, qu'il pouvait dire et qu'il disait: Mon oncle le roi Louis XVI.
Cet homme etait prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonte. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitie, les plus anciennes races royales cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n'y avait pas une tete, si haute ou si fiere qu'elle fut, qui ne saluat ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait pose deux couronnes, l'une qui est faite d'or et qu'on appelle la royaute, l'autre qui est faite de lumiere et qu'on appelle le genie. Tout dans le continent s'inclinait devant Napoleon, tout, – excepte six poetes, messieurs, – permettez-moi de le dire et d'en etre fier dans cette enceinte, – excepte six penseurs restes seuls debout dans l'univers agenouille; et ces noms glorieux, j'ai hate de les prononcer devant vous, les voici: DUCIS, DELILLE, Mme DE STAEL, BENJAMIN CONSTANT, CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.
Que signifiait cette resistance? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l'empire, la domination, la splendeur; au milieu de cette Europe emerveillee et vaincue qui, devenue presque francaise, participait elle-meme du rayonnement de la France, que representaient ces six esprits revoltes contre un genie, ces six renommees indignees contre la gloire, ces six poetes irrites contre un heros? Messieurs, ils representaient en Europe la seule chose qui manquat alors a l'Europe, l'independance; ils representaient en France la seule chose qui manquat alors a la France, la liberte.
A Dieu ne plaise que je pretende jeter ici le blame sur les esprits moins severes qui entouraient alors le maitre du monde de leurs acclamations! Cet homme, apres avoir ete l'etoile d'une nation, en etait devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser eblouir. Il etait plus malaise peut-etre qu'on ne pense, pour l'individu que Napoleon voulait gagner, de defendre sa frontiere contre cet envahisseur irresistible qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de seduire un homme. Que suis-je, d'ailleurs, messieurs, pour m'arroger ce droit de critique supreme? Quel est mon titre? N'ai-je pas bien plutot besoin moi-meme de bienveillance et d'indulgence a l'heure ou j'entre dans cette compagnie, emu de toutes les emotions ensemble, fier des suffrages qui m'ont appele, heureux des sympathies qui m'accueillent, trouble par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donne de vous consoler, confus enfin d'etre si peu de chose dans ce lieu venerable que remplissent a la fois de leur eclat serein et fraternel d'augustes morts et d'illustres vivants? Et puis, pour dire toute ma pensee, en aucun cas je ne reconnaitrais aux generations nouvelles ce droit de blame rigoureux envers nos anciens et nos aines. Qui n'a pas combattu a-t-il le droit de juger? Nous devons nous souvenir que nous etions enfants alors, et que la vie etait legere et insouciante pour nous lorsqu'elle etait si grave et si laborieuse pour d'autres. Nous arrivons apres nos peres; ils sont fatigues, soyons respectueux. Nous profitons a la fois des grandes idees qui ont lutte et des grandes choses qui ont prevalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepte l'empereur pour maitre comme envers ceux qui l'ont accepte pour adversaire. Comprenons l'enthousiasme et honorons la resistance. L'un et l'autre ont ete legitimes.
Pourtant, redisons-le, messieurs, la resistance n'etait pas seulement legitime; elle etait glorieuse.
Elle affligeait l'empereur. L'homme qui, comme il l'a dit plus tard a Sainte-Helene, eut fait Pascal senateur et Corneille ministre, cet homme-la, messieurs, avait trop de grandeur en lui-meme pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuye sur la toute-puissance, eut dedaigne peut-etre cette rebellion du talent; Napoleon s'en preoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l'histoire; il se sentait trop poetique pour ne pas s'inquieter des poetes. Il faut le reconnaitre hautement, c'etait un vrai prince que ce sous-lieutenant d'artillerie