Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo
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Ainsi vivait, deja serieux, il y a soixante ans, cet enfant, qui etait moi.
Je me rappelle toutes ces choses, emu.
C'etait le temps d'Eylau, d'Ulm, d'Auersaedt et de Friedland, de l'Elbe force, de Spandau, d'Erfurt et de Salzbourg enleves, des cinquante et un jours de tranchee de Dantzick, des neuf cents bouches a feu vomissant cette victoire enorme, Wagram; c'etait le temps des empereurs sur le Niemen, et du czar saluant le cesar; c'etait le temps ou il y avait un departement du Tibre, Paris chef-lieu de Rome; c'etait l'epoque du pape detruit au Vatican, de l'inquisition detruite en Espagne, du moyen age detruit dans l'agregation germanique, des sergents faits princes, des postillons faits rois, des archiduchesses epousant des aventuriers; c'etait l'heure extraordinaire; a Austerlitz la Russie demandait grace, a Iena la Prusse s'ecroulait, a Essling l'Autriche s'agenouillait, la confederation du Rhin annexait l'Allemagne a la France, le decret de Berlin, formidable, faisait presque succeder a la deroute de la Prusse la faillite de l'Angleterre, la fortune a Potsdam livrait l'epee de Frederic a Napoleon qui dedaignait de la prendre, disant: J'ai la mienne. Moi, j'ignorais tout cela, j'etais petit.
Je vivais dans les fleurs.
Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j'y rodais comme un enfant, j'y errais comme un homme, j'y regardais le vol des papillons et des abeilles, j'y cueillais des boutons d'or et des liserons, et je n'y voyais jamais personne que ma mere, mes deux freres et le bon vieux pretre, son livre sous le bras. Parfois, malgre la defense, je m'aventurais jusqu'au hallier farouche du fond du jardin; rien n'y remuait que le vent, rien n'y parlait que les nids, rien n'y vivait que les arbres; et je considerais a travers les branches la vieille chapelle dont les vitres defoncees laissaient voir la muraille interieure bizarrement incrustee de coquillages marins. Les oiseaux entraient et sortaient par les fenetres. Ils etaient la chez eux. Dieu et les oiseaux, cela va ensemble.
Un soir, ce devait etre vers 1809, mon pere etait en Espagne, quelques visiteurs etaient venus voir ma mere, evenement rare aux Feuillantines. On se promenait dans le jardin; mes freres etaient restes a l'ecart. Ces visiteurs etaient trois camarades de mon pere; ils venaient apporter ou demander de ses nouvelles; ces hommes etaient de haute taille; je les suivais, j'ai toujours aime la compagnie des grands; c'est ce qui, plus tard, m'a rendu facile un long tete-a-tete avec l'ocean.
Ma mere les ecoutait parler, je marchais derriere ma mere.
Il y avait fete ce jour-la, une de ces vastes fetes du premier empire. Quelle fete? je l'ignorais. Je l'ignore encore. C'etait un soir d'ete; la nuit tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d'artifice, lampions; une rumeur de triomphe arrivait jusqu'a notre solitude; la grande ville celebrait la grande armee et le grand chef; la cite avait une aureole, comme si les victoires etaient une aurore; le ciel bleu devenait lentement rouge; la fete imperiale se reverberait jusqu'au zenith; des deux domes qui dominaient le jardin des Feuillantines, l'un, tout pres, le Val-de-Grace, masse noire, dressait une flamme a son sommet et semblait une tiare qui s'acheve en escarboucle; l'autre, lointain, le Pantheon gigantesque et spectral, avait autour de sa rondeur un cercle d'etoiles, comme si, pour feter un genie, il se faisait une couronne des ames de tous les grands hommes auxquels il est dedie.
La clarte de la fete, clarte superbe, vermeille, vaguement sanglante, etait telle qu'il faisait presque grand jour dans le jardin.
Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi etait parvenu, peut-etre un peu malgre ma mere, qui avait des velleites de s'arreter et qui semblait ne vouloir pas aller si loin, jusqu'au massif d'arbres ou etait la chapelle.
Ils causaient, les arbres etaient silencieux, au loin le canon de la solennite tirait de quart d'heure en quart d'heure. Ce que je vais dire est pour moi inoubliable.
Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs s'arreta, et regardant le ciel nocturne plein de lumiere, s'ecria:
– N'importe! cet homme est grand.
Une voix sortit de l'ombre et dit:
– Bonjour, Lucotte2, bonjour, Drouet3, bonjour, Tilly4.
Et un homme, de haute stature aussi lui, apparut dans le clair-obscur des arbres.
Les trois causeurs leverent la tete.
– Tiens! s'ecria l'un d'eux.
Et il parut pret a prononcer un nom.
Ma mere, pale, mit un doigt sur sa bouche.
Ils se turent.
Je regardais, etonne.
L'apparition, c'en etait une pour moi, reprit:
– Lucotte, c'est toi qui parlais.
– Oui, dit Lucotte.
– Tu disais: cet homme est grand.
– Oui.
– Eh bien, quelqu'un est plus grand que Napoleon.
– Qui?
– Bonaparte.
Il y eut un silence. Lucotte le rompit.
– Apres Marengo?
L'inconnu repondit:
– Avant Brumaire.
Le general Lucotte, qui etait jeune, riche, beau, heureux, tendit la main a l'inconnu et dit:
– Toi, ici! je te croyais en Angleterre.
L'inconnu, dont je remarquais la face severe, l'oeil profond et les cheveux grisonnants, repartit:
– Brumaire, c'est la chute.
– De la republique, oui.
– Non, de Bonaparte.
Ce mot, Bonaparte, m'etonnait beaucoup. J'entendais toujours dire "l'empereur". Depuis, j'ai compris ces familiarites hautaines de la verite. Ce jour-la, j'entendais pour la premiere fois le grand tutoiement de l'histoire.
Les trois hommes, c'etaient trois generaux, ecoutaient stupefaits et serieux.
Lucotte s'ecria:
– Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices.
La France grande, c'est bien; la France libre, c'est mieux.
– La France n'est pas grande si elle n'est pas libre.
– C'est encore vrai. Pour revoir la France libre, je donnerais ma fortune. Et toi?
– Ma vie, dit l'inconnu.
2
Depuis comte de Sopetran.
3
Depuis comte d'Erlon.
4
Depuis gouverneur de Segovie.