Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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l'imitation soit un phénomène purement psychologique, c'est ce qui ressort avec évidence de ce fait qu'elle peut avoir lieu entre individus que n'unit aucun lien social. Un homme peut en imiter un autre sans qu'ils soient solidaires l'un de l'autre ou d'un même groupe dont ils dépendent également, et la propagation imitative n'a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser. Un éternuement, un mouvement choréiforme, une impulsion homicide peuvent se transférer d'un sujet à un autre sans qu'il y ait entre eux autre chose qu'un rapprochement fortuit et passager. Il n'est nécessaire ni qu'il y ait entre eux aucune communauté intellectuelle ou morale, ni qu'ils échangent des services, ni même qu'ils parlent une même langue, et ils ne se trouvent pas plus liés après le transfert qu'avant. En somme, le procédé par lequel nous imitons nos semblables est aussi celui qui nous sert à reproduire les bruits de la nature, les formes des choses, les mouvements des êtres. Puisqu'il n'a rien de social dans le second cas, il en est de même du premier. Il a son origine dans certaines propriétés de notre vie représentative, qui ne résultent d'aucune influence collective. Si donc il était établi qu'il contribue à déterminer le taux des suicides, il en résulterait que ce dernier dépend directement, soit en totalité soit en partie, de causes individuelles.

      I

      Mais, avant d'examiner les faits, il convient de fixer le sens du mot. Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir, c'est-à-dire à ne pas déterminer ni circonscrire méthodiquement l'ordre de choses dont ils entendent parler, qu'il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s'étendre, à leur insu, du concept qu'elle visait primitivement ou paraissait viser, à d'autres notions plus ou moins voisines. Dans ces conditions, l'idée finit par devenir d'une ambiguïté qui défie la discussion. Car, n'ayant pas de contours définis, elle peut se transformer presque à volonté selon les besoins de la cause et sans qu'il soit possible à la critique de prévoir par avance tous les aspects divers qu'elle est susceptible de prendre. C'est notamment le cas de ce qu'on a appelé l'instinct d'imitation.

      Ce mot est couramment employé pour désigner à la fois les trois groupes de faits qui suivent:

      1° Il arrive que, au sein d'un même groupe social dont tous les éléments sont soumis à l'action d'une même cause ou d'un faisceau de causes semblables, il se produit entre les différentes consciences une sorte de nivellement, en vertu duquel tout le monde pense ou sent à l'unisson. Or, on a très souvent donné le nom d'imitation à l'ensemble d'opérations d'où résulte cet accord. Le mot désigne alors la propriété qu'ont les états de conscience, éprouvés simultanément par un certain nombre de sujets différents, d'agir les uns sur les autres et de se combiner entre eux de manière à donner naissance à un état nouveau. En employant le mot dans ce sens, on entend dire que cette combinaison est due à une imitation réciproque de chacun par tous et de tous par chacun[103]. C'est, a-t-on dit, «dans les assemblées tumultueuses de nos villes, dans les grandes scènes de nos révolutions[104]» que l'imitation ainsi conçue manifesterait le mieux sa nature. C'est là qu'on verrait le mieux comment des hommes réunis peuvent, par l'action qu'ils exercent les uns sur les autres, se transformer mutuellement.

      2° On a donné le même nom au besoin qui nous pousse à nous mettre en harmonie avec la société dont nous faisons partie et, dans ce but, à adopter les manières de penser ou de faire qui sont générales autour de nous. C'est ainsi que nous suivons les modes, les usages, et, comme les pratiques juridiques et morales ne sont que des usages précisés et particulièrement invétérés, c'est ainsi que nous agissons le plus souvent quand nous agissons moralement. Toutes les fois que nous ne voyons pas les raisons de la maxime morale à laquelle nous obéissons, nous nous y conformons uniquement parce qu'elle a pour elle l'autorité sociale. Dans ce sens, on a distingué l'imitation des modes de celle des coutumes, selon que nous prenons pour modèles nos ancêtres ou nos contemporains.

      3° Enfin, il peut se faire que nous reproduisions un acte qui s'est passé devant nous ou à notre connaissance, uniquement parce qu'il s'est passé devant nous ou que nous en avons entendu parler. En lui-même, il n'a pas de caractère intrinsèque qui soit pour nous une raison de le rééditer. Nous ne le copions ni parce que nous le jugeons utile, ni pour nous mettre d'accord avec notre modèle, mais simplement pour le copier. La représentation que nous nous en faisons détermine automatiquement les mouvements qui le réalisent à nouveau. C'est ainsi que nous bâillons, que nous rions, que nous pleurons, parce que nous voyons quelqu'un bâiller, rire, pleurer. C'est ainsi encore que l'idée homicide passe d'une conscience dans l'autre. C'est la singerie pour elle-même.

      Or, ces trois sortes de faits sont très différentes les unes des autres.

      Et d'abord, la première ne saurait être confondue avec les suivantes, car elle ne comprend aucun fait de reproduction proprement dite, mais des synthèses sui generis d'états différents ou, tout au moins, d'origines différentes. Le mot d'imitation ne saurait donc servir à la désignera moins de perdre toute acception distincte.

      Analysons, en effet, le phénomène. Un certain nombre d'hommes assemblés sont affectés de la même manière par une même circonstance et ils s'aperçoivent de cette unanimité, au moins partielle, à l'identité des signes par lesquels se manifeste chaque sentiment particulier. Qu'arrive-t-il alors? Chacun se représente confusément l'état dans lequel on se trouve autour de lui. Des images qui expriment les différentes manifestations émanées des divers points de la foule avec leurs nuances diverses se forment dans les esprits. Jusqu'ici, il ne s'est encore rien produit qui puisse être appelé du nom d'imitation; il y a eu simplement impressions sensibles, puis sensations, identiques de tous points à celles que déterminent en nous les corps extérieurs[105]. Que se passe-t-il ensuite? Une fois éveillées dans ma conscience, ces représentations variées viennent s'y combiner les unes avec les autres et avec celle qui constitue mon sentiment propre. Ainsi se forme un état nouveau qui n'est plus mien au même degré que le précédent, qui est moins entaché de particularisme et qu'une série d'élaborations répétées, mais analogues à la précédente, va de plus en plus débarrasser de ce qu'il peut encore avoir de trop particulier. De telles combinaisons ne sauraient être davantage qualifiées faits d'imitation, à moins qu'on ne convienne d'appeler ainsi toute opération intellectuelle par laquelle deux ou plusieurs états de conscience similaires s'appellent les uns les autres par suite de leurs ressemblances, puis fusionnent et se confondent en une résultante qui les absorbe et qui en diffère. Sans doute, toutes les définitions de mots sont permises. Mais il faut reconnaître que celle-là serait particulièrement arbitraire et, par suite, ne pourrait être qu'une source de confusion, car elle ne laisse au mot rien de son acception usuelle. Au lieu d'imitation, c'est bien plutôt création qu'il faudrait dire, puisque de cette composition de forces résulte quelque chose de nouveau. Ce procédé est même le seul par lequel l'esprit ait le pouvoir de créer.

      On dira peut-être que cette création se réduit à accroître l'intensité de l'état initial. Mais d'abord, un changement quantitatif ne laisse pas d'être une nouveauté. De plus, la quantité des choses ne peut changer sans que la qualité en soit altérée; un sentiment, en devenant deux ou trois fois plus violent, change complètement de nature. En fait, il est constant que la manière dont les hommes assemblés s'affectent mutuellement peut transformer une réunion de bourgeois inoffensifs en un monstre redoutable. Singulière imitation que celle qui produit de semblables métamorphoses! Si l'on a pu se servir d'un terme aussi impropre pour désigner ce phénomène, c'est, sans doute, qu'on a vaguement imaginé chaque sentiment individuel comme se modelant sur ceux d'autrui. Mais, en réalité, il n'y a là ni modèles ni copies. Il y a pénétration, fusion d'un certain nombre d'états au sein d'un autre qui s'en distingue: c'est l'état collectif.

      Il n'y aurait, il est vrai, aucune impropriété à appeler imitation la cause d'où cet état résulte, si l'on admettait que, toujours, il a été inspiré à la foule par un meneur. Mais, outre que cette assertion n'a jamais reçu même un commencement de preuve et se trouve contredite par une multitude de faits où le chef est manifestement le produit de la foule au lieu d'en

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