Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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à en parler pour l'instant. Il faut, avant tout, nous garder avec soin des confusions qui ont tant obscurci la question. De même, si l'on disait qu'il y a toujours dans une assemblée des individus qui adhèrent à l'opinion commune, non d'un mouvement spontané, mais parce qu'elle s'impose à eux, on énoncerait une incontestable vérité. Nous croyons même qu'il n'y a jamais, en pareil cas, de conscience individuelle qui ne subisse plus ou moins cette contrainte. Mais, puisque celle-ci a pour origine la force sui generis dont sont investies les pratiques ou les croyances communes quand elles sont constituées, elle ressortit à la seconde des catégories de faits que nous avons distinguées. Examinons donc cette dernière et voyons dans quel sens elle mérite d'être appelée du nom d'imitation.

      Elle diffère tout au moins de la précédente en ce qu'elle implique une reproduction. Quand on suit une mode ou qu'on observe une coutume, on fait ce que d'autres ont fait et font tous les jours. Seulement, il suit de la définition même que cette répétition n'est pas due à ce qu'on a appelé l'instinct d'imitation, mais, d'une part, à la sympathie qui nous pousse à ne pas froisser le sentiment de nos compagnons pour pouvoir mieux jouir de leur commerce, de l'autre, au respect que nous inspirent les manières d'agir ou de penser collectives et à la pression directe ou indirecte que la collectivité exerce sur nous pour prévenir les dissidences et entretenir en nous ce sentiment de respect. L'acte n'est pas reproduit parce qu'il a eu lieu en notre présence ou à notre connaissance et que nous aimons la reproduction en elle-même et pour elle-même, mais parce qu'il nous apparaît comme obligatoire et, dans une certaine mesure, comme utile. Nous l'accomplissons, non parce qu'il a été accompli purement et simplement, mais parce qu'il porte l'estampille sociale et que nous avons pour celle-ci une déférence à laquelle, d'ailleurs, nous ne pouvons manquer sans de sérieux inconvénients. En un mot, agir par respect ou par crainte de l'opinion, ce n'est pas agir par imitation. De tels actes ne se distinguent pas essentiellement de ceux que nous concertons toutes les fois que nous innovons. Ils ont lieu, en effet, en vertu d'un caractère qui leur est inhérent et qui nous les fait considérer comme devant être faits. Mais quand nous nous insurgeons contre les usages au lieu de les suivre, nous ne sommes pas déterminés d'une autre manière; si nous adoptons une idée neuve, une pratique originale, c'est qu'elle a des qualités intrinsèques qui nous la font apparaître comme devant être adoptée. Assurément, les motifs qui nous déterminent ne sont pas de même nature dans les deux cas; mais le mécanisme psychologique est identiquement le même. De part et d'autre, entre la représentation de l'acte et l'exécution s'intercale une opération intellectuelle qui consiste dans une appréhension, claire ou confuse, rapide ou lente, du caractère déterminant, quel qu'il soit. La manière dont nous nous conformons aux mœurs ou aux modes de notre pays n'a donc rien de commun[106] avec la singerie machinale qui nous fait reproduire les mouvements dont nous sommes les témoins. Il y a entre ces deux façons d'agir toute la distance qui sépare la conduite raisonnable et délibérée du réflexe automatique. La première a ses raisons alors même qu'elles ne sont pas exprimées sous forme de jugements explicites. La seconde n'en a pas; elle résulte immédiatement de la seule vue de l'acte, sans aucun autre intermédiaire mental.

      On conçoit dès lors à quelles erreurs on s'expose quand on réunit sous un seul et même nom deux ordres de faits aussi différents. Qu'on y prenne garde, en effet; quand on parle d'imitation, on sous-entend phénomène de contagion et l'on passe, non sans raison d'ailleurs, de la première de ces idées à la seconde avec la plus extrême facilité. Mais qu'y a-t-il de contagieux dans le fait d'accomplir un précepte de morale, de déférer à l'autorité de la tradition ou de l'opinion publique? Il se trouve ainsi que, au moment où l'on croit avoir réduit deux réalités l'une à l'autre, on n'a fait que confondre des notions très distinctes. On dit en pathologie biologique qu'une maladie est contagieuse, quand elle est due tout entière ou à peu près au développement d'un germe qui s'est, du dehors, introduit dans l'organisme. Mais inversement, dans la mesure où ce germe n'a pu se développer que grâce au concours actif du terrain sur lequel il s'est fixé, le mot de contagion devient impropre. De même, pour qu'un acte puisse être attribué à une contagion morale, il ne suffit pas que l'idée nous en ait été inspirée par un acte similaire. Il faut, de plus, qu'une fois entrée dans l'esprit elle, se soit d'elle-même et automatiquement transformée en mouvement. Alors il y a réellement contagion, puisque c'est l'acte extérieur qui, pénétrant en nous sous forme de représentation, se reproduit de lui-même. Il y a également imitation, puisque l'acte nouveau est tout ce qu'il est par la vertu du modèle dont il est la copie. Mais si l'impression que ce dernier suscite en nous ne peut produire ses effets que grâce à notre consentement et avec notre participation, il ne peut plus être question de contagion que par figure, et la figure est inexacte. Car ce sont les raisons qui nous ont fait consentir qui sont les causes déterminantes de notre action, non l'exemple que nous avons eu sous les yeux. C'est nous qui en sommes les auteurs, alors même que nous ne l'avons pas inventée[107]. Par suite, toutes ces expressions, tant de fois répétées, de propagation imitative, d'expansion contagieuse ne sont pas de mise et doivent être rejetées. Elles dénaturent les faits au lieu d'en rendre compte; elles voilent la question au lieu de l'élucider.

      En résumé, si l'on tient à s'entendre soi-même, on ne peut pas désigner par un même nom le processus en vertu duquel, au sein d'une réunion d'hommes, un sentiment collectif s'élabore, celui d'où résulte notre adhésion aux règles communes ou traditionnelles de la conduite, enfin celui qui détermine les moutons de Panurge à se jeter à l'eau parce que l'un d'eux a commencé. Autre chose est sentir en commun, autre chose s'incliner devant l'autorité de l'opinion, autre chose, enfin, répéter automatiquement ce que d'autres ont fait. Du premier ordre de faits, toute reproduction est absente; dans le second, elle n'est que la conséquence d'opérations logiques[108], de jugements et de raisonnements, implicites ou formels, qui sont l'élément essentiel du phénomène; elle ne peut donc servir à le définir. Elle n'en devient le tout que dans le troisième cas. Là, elle tient toute la place: l'acte nouveau n'est que l'écho de l'acte initial. Non seulement il le réédite, mais cette réédition n'a pas de raison d'être en dehors d'elle-même, ni d'autre cause que l'ensemble de propriétés qui fait de nous, dans certaines circonstances, des êtres imitatifs. C'est donc aux faits de cette catégorie qu'il faut exclusivement réserver le nom d'imitation, si l'on veut qu'il ait une signification définie, et nous dirons: Il y a imitation quand un acte a pour antécédent immédiat la représentation d'un acte semblable, antérieurement accompli par autrui, sans que, entre cette représentation et l'exécution, n'intercale aucune opération intellectuelle, explicite ou implicite, portant sur les caractères intrinsèques de l'acte reproduit.

      Quand donc on se demande quelle est l'influence de l'imitation sur le taux des suicides, c'est dans cette acception qu'il faut employer le mot[109]. Si l'on n'en détermine pas ainsi le sens, on s'expose à prendre une expression purement verbale pour une explication. En effet, quand on dit d'une manière d'agir ou de penser qu'elle est un fait d'imitation, on entend que l'imitation en rend compte, et c'est pourquoi l'on croit avoir tout dit quand on a prononcé ce mot prestigieux. Or, il n'a cette propriété que dans les cas de reproduction automatique. Là, il peut constituer par lui-même une explication satisfaisante[110], car tout ce qui s'y passe est un produit de la contagion imitative. Mais quand nous suivons une coutume, quand nous nous conformons à une pratique morale, c'est dans la nature de cette pratique, dans les caractères propres de cette coutume, dans les sentiments qu'elles nous inspirent que se trouvent les raisons de notre docilité. Quand donc, à propos de cette sorte d'actes, on parle d'imitation, on ne nous fait, en réalité, rien comprendre; on nous apprend seulement que le fait reproduit par nous n'est pas nouveau, c'est-à-dire qu'il est reproduit, mais sans nous expliquer aucunement pourquoi il s'est produit ni pourquoi nous le reproduisons. Encore bien moins ce mot peut-il remplacer l'analyse du processus si complexe d'où résultent les sentiments collectifs et dont nous n'avons pu donner plus haut qu'une description conjecturale et approximative[111]. Voilà comment l'emploi impropre de ce terme peut faire croire qu'on a résolu ou avancé les questions, alors qu'on a seulement réussi à se les dissimuler à soi-même.

      C'est aussi à condition de définir ainsi l'imitation qu'on aura éventuellement le droit de la considérer comme un facteur

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